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ABDALLAH BENANTEUR : DE L’OMBRE A LA LUMIÈRE

« Si la peinture figurative apparaît l’expression normale, c’est le résultat du phénomène de déculturation » écrit Mohammed Khadda, artiste et ami d’enfance de Abdallah Benanteur. Cette phrase illustre toute la complexité du travail artistique de Benanteur ; entre déracinement culturel et fusion intérieure, un art qui s’exprime de manière puissante dans des séries de gouaches et d’aquarelles abstraites, parfois difficiles à appréhender. Abdallah Benanteur est né en 1931 à Mostaganem, en Algérie. Il est reconnu comme un des pères fondateurs de la peinture algérienne contemporaine. Il faut attendre en effet ce que l’on a pu nommer la « génération de 1930 », la plupart de la dizaine des jeunes artistes qui la composent étant nés autour de cette année, pour que soit contestée en profondeur la vision figurative et narrative, ressentie comme étrangère à la sensibilité maghrébine.

 

« Parmi les peintres du Maghreb contemporain, Abdallah Benanteur occupe une place singulière et exemplaire d’un point de vue international, par son refus radical et légitime de tout académisme, qu’il soit figuratif, abstrait ou postmoderniste, comme de tout arrangement folklorique trahissant la vraie tradition arabo-islamique, qui aboutit inévitablement, quel qu’en soit la manière ou le savoir-faire, à l’appauvrissement réducteur et normalisé de la création authentique. En revanche, il en appelle à la peinture, pour lui approprier une gestuelle dérivée du principe calligraphique et qu’il maintient toujours concise, dense, impérieusement rythmée, jamais tentée de se laisser enclore et soumettre par le signe. Elle s’élance dans le mouvement d’une écriture métaphorique et non symbolique, plongeant dans l’arrière-pays du peintre pour se charger de sens et se manifester au monde des hommes, à seule fin d’éveiller en chacun la célébration de l’imaginaire. », écrit Raoul-Jean Moulin, grand critique d’art, écrivain et commissaire d’exposition. Entre abstraction et figuration, Abdallah Benanteur « invente son propre espace » et en appelle à la peinture pour incarner présences visibles et invisibles, dans une frénésie particulière ; l’artiste multiplie les variantes, la plupart de ses œuvres sont des diptyques, triptyques, et encore plus souvent de grandes séries polyptyques. Son style au fort pouvoir visuel pourrait être qualifié d’impressionnisme, mais un impressionnisme hors de toute figuration, abordé de manière incisive, des paysages nourris, dans lesquelles Kréa et Sénac verront flamboyer «la terre de feu et de sang, Mère-Algérie».Il commence à dessiner dès 1943, et étudie à l’École des Beaux-Arts d’Oran. Il décide en 1953 de partir pour Paris avec son ami Mohammed Khadda. Dès sa première année à Paris, il participe au Salon de la jeune peinture ; son talent ne passe pas inaperçu : il remporte le 1er prix. Ses débuts à la capitale n’en restent pas moins difficiles. Dans le contexte de la guerre d’Algérie qui vient d’éclater, Abdallah Benanteur est considéré comme un peintre algérien, non pas comme un jeune peintre, ceci l’affectant beaucoup. Benanteur affirme dès ses débuts sa volonté d’être un artiste « au service de l’art, l’art ne devant pas être au service de l’artiste. ». En 1956, 150 de ses œuvres font l’objet d’une exposition itinérante qui dure deux ans : à Worpswede et à Hambourg en Allemagne, puis dans les pays scandinaves, notamment au Danemark. Il participe en outre à de nombreuses biennales, comme le Salon de mai, ou celui des Réalités Nouvelles, pourtant difficile d’accès pour un jeune artiste. Il a simultanément réalisé à partir de 1961 plus d’un millier d’ouvrages de bibliophilie, tirés à un nombre limité d’exemplaires ou livres uniques enrichis d’aquarelles et de dessins, pour lesquels il choisit les textes, d’écrivains algériens et européens, de poètes arabes ou persans, compose la typographie, exécute lui-même l’impression et le tirage de ses gravures. Des rétrospectives de ses œuvres ont été présentées au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1970 et à l’Institut du monde arabe en 2003. A partir de 1889, il expose chaque année son travail à la galerie Claude Lemand, dans le 6ème arrondissement de Paris.

 

 


Les échos, 1978, diptyque, Huite sur toile, 146 x 228 cm.


DISSIMULER L’ÉMOTION : LA PÉRIODE NOIRE

La souffrance algérienne durant les années de guerre ne cessera de réactiver le climat angoissé de la peinture de Benanteur, qui exorcise tout à la fois les douleurs d’un drame personnel et les violences de l’histoire collective. Les débuts de l’œuvre de Benanteur sont très sombres, pas une silhouette ni de lumière, mais de grandes lignes tracées de manière vive et dure, des couleurs enténébrées, parfois angoissantes. C’est en 1960 que naît Selon Charef, une toile carrée, qui est la première série qu’Abdallah Benanteur consacre sur plusieurs années à son frère tué pendant la guerre d’Algérie. Benanteur, qui est en France, subit (peut-être de manière culpabilisante) les affrontements se déroulant dans son pays d’origine.

SablesDésert, succède La légende des Signes sur laquelle se profilent des traits en relief, minces comme des hiéroglyphes qui laisseraient filtrer des violets d’outremer transparents, posés couche à couche, donnant furtivement l’impression d’un secret. Les surfaces calmes sont absentes de sa peinture, qui est très tourmentée. Il prend même l’habitude de peindre presque uniquement avec des terres, palette restreinte et ingrate dont il n’a pas l’habitude. En se privant des bleus par eux-mêmes expressifs et poétiques, il s’efforce de ne pas leur laisser prendre le pas sur ses sentiments. L’hypersensibilité avérée du peintre est refoulée au maximum, il cherche à retarder l’émotion, justifiant ainsi cette peinture très sombre à ses débuts, voire même dépouillée. Pendant des années il peint noir, à travers ses Exodes, par exemple, son propre vécu se mêlant à l’histoire de son pays d’origine, l’entassement des couches de peintures créant alors une sensation d’étouffement très forte. C’est comme une peinture à rebours.

 


Ode à Charef, 1982


NON FIGURATION ET PEINTURE DU SIGNE

Le poète Jean Sénac qui a institué une véritable esthétique algérienne dans les arts visuels et les lettres, nomme le mouvement dans lequel s’inscrivent les artistes comme Abdallah Benanteur ou Mohammed Khadda, «l’école du Signe » ; « Chanter l’Algérie totale, c’est aussi bien militer par le verbe pour la réforme agraire que réintégrer les structures du bonheur » dit-il dans L’Afrique littéraire et artistique en février 1971. Ce choix de l’interculturalité, Abdallah Benanteur l’a fait aussi. Il défend avec Khadda l’abstraction très souvent remis en cause, afin de dénoncer un « réalisme opportuniste ». Aucune figure présente dans les premières années de l’œuvre de Benanteur. A cela, s’ajoute en parallèle un enracinement à la terre maghrébine, différente de l’art occidental, Benanteur se trouvant alors entre les deux. Est défendue une esthétique libre, non figurative le plus souvent. Il peint par exemple en 1960 Le Hoggar, massif montagneux situé au sud de l’Algérie, au cœur du Sahara. Il traite la plupart de ses toiles de manière monochromatique, l’importante couche de matière qu’il appose donnant alors un relief à la toile, ici les tons ocre et rouille rappelant une pleine désertique semblable à celle que l’on peut trouver dans le Hoggar.

 


Le Hoggar, 1960.

 

Ici, pas de vue fantasmée de l’Algérie comme peuvent le faire les occidentaux, manie très souvent blâmée par Abdallah Benanteur. Il veut apporter une image de son pays qui soit plus proche de la réalité. Presque tout passe par la couleur, non pas par la forme, comme les grandes maculations brunes du Hoggar. Pendant longtemps, pas un seul personnage ne s’invite dans les toiles de Benanteur, les toiles comme La ligne des ancêtres ou Les Sillons peintes respectivement en 1957 et 1959 le confirment.

 

UN REFUS DE L’ACADÉMISME

Abdallah Benanteur se situe à la jonction entre l’art enfermé des concepts occidentaux et un art qui se veut autonome et indépendant. Les sujets qu’ils traitent se rapprochent des peintres classiques de chevalet, mais dans un même temps, cela s’en éloigne par la technique employée. « Ordre d’urgences et cela deviendrait un non-sens de la part d’un artiste d’exiger qu’on comprenne ses problèmes. Quand l’Algérie aura résolu les siens, il va de soi qu’elle envisagera ce point avec plus de certitudes. D’ici là, le rôle de l’artiste n’est pas de démissionner mais de continuer à œuvrer et de ne pas être choqué ou découragé par ce qui semble une incompréhension. », dit-il. Qu’il soit figuratif, abstrait ou postmoderniste, Benanteur rejette toute forme d’académisme, par peur d’appauvrissement de la création, mais aussi parce qu’il est à cheval entre l’art occidental et maghrébin. L’Algérie devient une entité dans l’œuvre de Benanteur et il se l’approprie. Cela et d’autant plus frappant et paradoxal sachant que Benanteur a toujours refusé d’être considéré comme un peintre algérien, et le soutient encore aujourd’hui, il n’a jamais voulu servir aucune cause, « ni une nation, ni une idée. ».

 


Les Visiteuses, 1974

 

APPARITION DE LA LUMIÈRE ET DE LA FIGURE

C’est à trente ans environ que sa sensibilité d’écorché vif déraciné va peu à peu s’atténuer et Benanteur ne sort que très lentement de cette sensation d’étouffement, donnant lieu à des toiles encore très sensibles et émouvantes. Ses toiles s’illuminent peu à peu, deviennent irisées de multiples couleurs, le bleu fait même son apparition, si longtemps rejeté par Abdallah Benanteur, même si l’incarnation de ses sentiments ne sera jamais vraiment une priorité dans son travail. Et c’est bien après la fin de la guerre d’Algérie que la peinture de Benanteur s’éclaircit, ceci n’étant certainement pas une coïncidence. La lumière devient une composante essentielle du travail de Benanteur. Il peint par exemple en 1996 Sources du Nil, où dans cette toile, la lumière apparaît par touches légères de jaunes et de blancs. L’artiste semble avoir saisi toutes les nuances subtiles du soleil se reflétant sur l’eau du Nil. Et c’est vers 1970 que la figure apparaît dans la peinture de Benanteur. Présence à la fois visible et invisible,elle commence à hanter ses toiles. Cela commence avec deux toiles qui se suivent, les Errantes en 1972 qui figurent dans les collections de l’Institut du monde arabe, puis les Visiteuses en 1974, où des silhouettes incertaines prennent peu à peu forme dans la brume, susceptibles de disparaître à tout moment. A partir de là, la palette de couleurs d’Abdallah Benanteur ne cesse de s’élargir, ce dernier renonçant visiblement à la discipline du dépouillement. Cela donne lieu à des toiles très chargées et riches, aux lignes tracées fermement, une peinture très dense.

 

 

L’Algérie est toujours présente, comme une entité irremplaçable. Elle n’est jamais représenté comme une réalité, mais par la couleur et la lumière qui est de plus en plus diffuse, dans une peinture ajourée, voire, dans une lumière en fusion. Se succèdent gorges, défilés, cols, clairières, villages, déserts… autant d’éléments d’une « sur-Méditérranée » rappelant au peintre sa chère Algérie, ces paysages formant un tout, Abdallah Benanteur ne les dissocie pas, comme il le fait par exemple avec Le Pays, en 1992. Il laisse sa pensée sans cesse concentrée sur ses souvenirs obscurs, sur son pays que son isolement et son travail de recréation rendent plus réel.

 

L’ADMIRATION DES MAÎTRES : INFLUENCES 

C’est à Oran que Abdallah Benanteur a découvert les peintres européens, dont ceux qui l’ont grandement influencé dans son travail : Klee, Monet, Friedrich ou encore Rubens. Il porte une vraie admiration pour ceux que l’on considère aujourd’hui comme les maîtres de la peinture. Sa première influence est celle de Paul Klee, qui se remarque particulièrement dans ses aquarelles où les effets de lumières sont privilégiés. Abdallah Benanteur rend même hommage à ces artistes, notamment à travers deux toiles significatives, Pour Monet en 1983 et Pour Friedrich en 2008. Le traitement de la peinture par la technique de l’empattement rappelle bien évidemment la technique employée par Monet pour ses Nymphéas. D’ailleurs, on pourrait très bien rapprocher cette même toile avec celle de Benanteur : les différents bleus profonds serraient ceux de l’eau, les tâches blanches, la lumière et celles vertes, la végétation aquatique, etc. Jusque dans sa démarche, Benanteur est proche du célèbre impressionniste : en 1953, Benanteur découvre la Bretagne, et il est alors saisi par la beauté de la lumière et des couleurs. Sa peinture Les Falaises en 1988 sont grandement semblables à celles peintes par Monet, autant dans la technique que dans la forme.

 

Pour Monet, 1983

 

En 1958, il avait exposé au Club des Quatre-Vents, ce qui l’a fait connaître des peintres de l’École de Paris, comme Jean de Maisonseul et cela lui attire en outre l’amitié d’un cercle de poètes qui deviennent vite ses compagnons de route : Jean Sénac, Henri Kréa, Jean Rousselot et Youri. La poésie de Jean Sénac constitue une tentative originale de réflexion et de création dans une Algérie nouvelle, qu’il voulait ouverte à toutes les cultures, accueillante aux propositions formelles venues de multiples horizons. Cette ouverture ne pouvait être, à ses yeux, mieux menée que par la jeunesse : 


Jean Sénac

« Poitrine adolescente,

Rempart

Ne vieillis pas

Fête pure

Ne cède pas

Dure »

C’est une rencontre décisive pour Benanteur qui fait naître en lui le désir de « servir la poésie », et de lier ses dessins aux poèmes et textes. Benanteur réalise pour Jean Sénac en 1961 les illustrations de Matinale de mon Peuple ainsi que 13 eaux fortes pour le recueil, Diwan du Môle, en 1969. Et puis la poésie est constante dans sa peinture. Le poète Youri parle de Benanteur : « Magnifiquement seul, à l’écart des groupes et des modes, il invente son espace, crée son propre temps.. », dans la « Préface à Benanteur », Galerie Claude Lemand, Paris, 1993.

Ni figurative, au sens où l’image peut se substituer à l’objet peint, ni abstraite, parce que toujours enracinée dans les éléments d’une Algérie profondément observée et sentie, la peinture d’Abdallah Benanteur est riche d’un idéal d’autonomie, et se veut libérée de nombreux codes. Témoin des dures années de la guerre d’Algérie et du déracinement de son créateur, elle apporte une vision de l’Algérie sans filtre, brute et authentique. Il faudrait cependant essayer de ne pas qualifier Benanteur de « peintre algérien », comme il le le souhaite, mais peut-être faudrait-il plutôt le considérer comme le fondateur d’une peinture non figurative, où le signe est primordial. J’aime beaucoup le propos de Marc Hérissé dans Benanteur : Peintures : « Le regard vacille sans cesse, émerveillé, ne sachant discerner l’abstrait du figuré, chaque toile, d’une seconde à l’autre, pouvant susciter une vision nouvelle : ainsi se révèle t-elle multiple, polymorphe, créatrice de mystère, comme toutes les grandes œuvres qui, qu’elles soient dramatiques, symphoniques, poétiques ou littéraires, sont si riches que l’on peut soi-même les déchiffrer et les interpréter de façons diverses ».

 


Pastorale 2, 1991, diptyque, huile sur toile, 146 x 228 cm.

 

source : article