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Quand Djamel Tatah « fait sonner les couleurs »…Où le très peu rejoint le rien par Nicole Esterolle.

« L’artiste fait sonner les couleurs », « il met en lumière un langage pictural unique »… Que voilà de belles formules, bien creuses et passe-partout, du niveau de niaiserie d’un quelconque pigiste préposé aux artistes écrasés d’un petit bulletin culturel gratuit de province… Sauf qu’ici, elles sont émises par l’un de nos plus fameux critiques d’art français, au sujet d’un de nos plus renommés artistes nationaux, et sur un journal qui fait référence dans la haute pensée artistique hexagonale !

Autant de choses consternantes pour remplir une pleine page du très sérieux Monde, que je trouve dévastatrices pour l’image internationale de notre pays de l’exception culturelle et des Droits de l’Homme…et qui posent la question suivante : pourquoi, en ce pays du bon vin , de la bonne cuisine et du bon fromage, nous imposer un « langage pictural » aussi « placebo », insipide et déprimant ; nous faire avaler cette sorte de conceptualisme grossièrement maquillé à la peinture à l’huile, comme les frigos vides de Lavier ; nous vanter les vertus d’un peintre d’une pauvreté formelle et d’une indigence de fond planétairement reconnues.

Je pense que nous avons là , avec cette expo Lambert aux frais de la ville d’ Avignon, une occasion de s’attarder sur le produit Djamel Tatah pour bien cerner son implication dans l’ahurissant triomphe du « presque rien » et en appréhender tous les tenants et aboutissants :

En effet , si la présence conjointe de Tatah ( le peu-peintre aux personnages fuligineux) et de Toroni ( le non-peintre aux petits carrés) dans la collection Lambert, signifie quelque chose, c’est bien que nous sommes parvenus, au bout de 40 années d’action institutionnelle, à la fin de l’asséchement étatiquement programmé de la peinture (1).

Une peinture, dont il ne reste plus, exemplairement avec Tatah, que l’enveloppe exuviale totalement racornie, et dans un tel état d’anéantissement ou de reddition, qu’il est maintenant possible et acceptable de la part des réseaux bureaucratico-financiers, que sa dépouille figure parmi les autres produits d’une contemporanéité artistique caractérisée justement par son vide de sens et de contenu, et par une sorte de « disparition » de type duchampien de la substance artistique.

Le vide, l’absence, le silence, la solitude la déshérence, la malédiction, le désenchantement …la mouise en quelque sorte, sont en effet les ingrédients ou les thèmes récurrents de l’exercice pictural tatahesque, répétitif et sans inventivité manifeste d’aucune sorte, comme un lancinant et autistique questionnement sur l’absence de soi : Que suis-je ?, où vais-je ? que vois-je ? pourquoi peins-je? , qu’est-ce qu’être au monde ?… Demande celui qui est par ailleurs professeur confortablement installé à l’Ecole de Beaux-Arts de Paris, lieu central du questionnement subventionné et de la béance ontologico-artistique salariée, depuis l’arrivée de son nouveau directeur académicien Bustamante.

«Ma peinture est silencieuse. Imposer le silence face au bruit du monde, c’est en quelque sorte adopter une position politique. Cela incite à prendre le recul et à observer observer notre rapport aux autres et à la société. » dit l’artiste.

« Ces femmes et ces hommes sont positionnés devant un vide » (…) « Je fais toujours le même tableau. J’explore toujours le même sentiment, le même rapport au monde, avec une insatisfaction perpétuelle qui me pousse à continuer. La répétition est inhérente à mon travail », ajoute-t-il, comme dans un dernier râle, au bord de l’exténuation finale.

 « Les personnages se meuvent dans un univers vide, silencieux. Ils sont comme en dehors du temps… en suspension. Les corps et les visages, tous de la même tonalité, paraissent absents. Comme pour abolir toute trace d’émotion, toute forme de psychologie, toute appartenance sociale ou raciale », lit-on par ailleurs chez un de ses apoplectiques exégètes.

Autant d’interrogations existentielles assez rudimentaires, mais qui procurent de délicieux vertiges eschatologiques aussi bien aux blaireaux culturels moyens, qu’aux puissants bureaucrates de l’art et qu’aux richissimes spéculateurs de l’inepte artistique, qui peuvent avec cela s’identifier sans risque au clochard céleste rimbaldien ou à l’émigré déraciné, perdu et désespéré.…

Et d’ailleurs, l’auteur de l’article du Monde insiste bien, comme vous pouvez le lire sur la copie jointe, sur cet aspect de l’œuvre : « Tatah dit notre présent, l’état du monde, la solitude des foules, l’accablement des exilés, la destruction de Palmyre, les noyés de la Méditerranée (…) il donne à voir les désastres humanitaires et sociaux d’aujourd’hui, guerres et misères »

Et c’est ainsi, en chevauchant les plus grandes et médiatiques misères de ce monde, que cette misère picturale aux formats gigantesques, plait tant aux grands, puissants et richissimes déshumanisés de ce même monde, qui savent générer un maximum de pouvoir et d’argent de cet alibi humanitaire.

Nullité picturale certes, mais virtuosité dans l’opportunisme récupérateur : ceci compensant cela…

Autre manœuvre compensatrice dénuée de toute vergogne : celle d’exposer à coté du presque rien tatahien, des œuvres de Delacroix, Carpeaux, Poussin, sans demander à ceux-ci la permission…

Nicole Esterolle
La chronique n° 76 / 2017
schtroumpf-emergent.com

 


Catalogue exposition Djamel Tatah au MAMA (Algérie) : ICI


Comparativement, sur catalogue de l’exposition de Djamel Tatah au musée d’art moderne d’Alger MAMA en 2013, les deux experts de l’art contemporain algérien Mustapha Orif et Mohamed Djehiche ne manquent pas d’éloges.

Extrait : “L’art de Djamel Tatah a été et demeure son viatique, son embarcation vers la liberté, celle de créer et de pouvoir donner la vie, de se distinguer, personnellement et socialement et, en définitive, de se voir reconnu dans toute l’amplitude de sa singularité. Vaste question que celle-là ! Gageure même dans un monde où les effets culturels profonds de la mondialisation tendent à gommer les affirmations et à estomper les diversités. Quelle voie suivre en ces circonstances ? Se fondre dans le magma symbolique du « village global » qui n’a de village que le nom ? Ou alors, au risque d’être balayé, voire brisé, s’en tenir mordicus au désir de se distinguer, en tentant, bien témérairement, de placer son petit « je » dans l’immense jeu de la planète nouvelle ? Il faut du courage et de la lucidité pour aborder de front un tel dilemme et choisir, dans cette alternative, son deuxième terme : se rendre à l’évidence que la singularité est le principe fondateur et moteur de la création, comme la longue histoire de l’art l’a prouvé, du moins jusqu’à nos jours. Djamel Tatah a eu l’audace de trancher dans ce sens. Ce faisant, il s’est engagé dans une dynamique créative fondée sur le questionnement. Qui suis-je ? Où vais-je ? Quelle est ma place en ce monde ? De la philosophie si l’on veut, mais surtout de la douleur…

Posées à la première personne du singulier, en s’arrimant par conséquent à la propre expérience de vie du créateur, ces questions finissent pas saisir une totalité en mouvement. Car les personnages de Djamel Tatah ne sont pas seulement des autres « lui-même ». Ils sont lui mais aussi de nombreux autres. Ils sont les autres vus par lui. Et lui regardant les autres. Et dans cette variété exponentielle de combinaisons ou de points de vue, ils viennent avant tout affirmer que l’artiste ne conçoit pas son œuvre hors de la présence humaine.

On ne peut, dès lors, s’empêcher de penser à la fameuse phrase de Térence, écrivain latin d’origine amazighe : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Djamel Tatah la fait sienne et se l’approprie à sa manière, comme s’il voulait nous dire que rien de ce qui est artistique ne pourrait être étranger à l’humain. Dans cette approche, il n’a pas craint de recourir au
figuratif en se tenant à égale distance de deux écueils : celui d’une représentation plate (au sens géométrique et symbolique) des êtres et celui d’une transfiguration excessive qui les viderait de leurs âmes. Paradoxe réussi que celui de sa figuration des personnes qui peut devenir, sous l’œil de celui qui voit, une véritable abstraction.

Car qui sont-ils enfin ces femmes et ces hommes mélancoliques, toujours sobrement et sombrement vêtus, qui peuplent l’univers dépouillé de Djamel Tatah, si dépouillé qu’on ne pourrait pas même le qualifier de lunaire, privé qu’il est d’aspérités, de petits reliefs, etc. ? Cet univers est celui de la vacuité, non pas celle de l’espace ou du lieu, mais de la représentation de ces derniers par les personnages. Voilà comment ils vivent et ressentent ce monde pourtant empli de constructions, d’objets, de marchandises, de mouvements, d’agitations… L’extérieur peut être parfaitement plein et foisonnant mais apparaître totalement vide à l’intérieur de ceux que frappe l’exil. En d’autres termes, l’exil ne serait pas le simple résultat du déplacement d’un être d’un lieu vers un autre mais un processus de dépouillement du rapport de l’être au lieu. Il y a là toute la quintessence de la propre existence de Djamel Tatah et de sa famille. Elle est celle aussi de l’émigration algérienne et maghrébine dans son ensemble. Elle est celle encore de toutes les migrations passées, générées par la colonisation puis les misères du sous-développement. Elle est enfin celle des nouveaux exils qui touchent autant les ressortissants de pays pauvres que les cadres de pays avancés, sommés de se plier à la mobilité professionnelle. Djamel Tatah nous informe que plus personne ne pourra
s’attacher à un lieu, du moment que l’être humain n’est plus la finalité – ni d’ailleurs l’acteur – de l’immense machinerie qui s’est mise en place. En cela, il opère un raccourci fantastique entre la situation des travailleurs algériens en France, qu’il a intimement connue à travers son père, et les questionnements éthiques universels qui nous plongent dans les univers de Franz Kafka et de George Orwell. Mais, comme tous les grands artistes, il transfigure la réalité en lui donnant – fut-elle peu agréable à voir directement – une dimension esthétique exceptionnelle. Ses personnages sont devenus des icônes du désarroi existentiel et il a su donner de la splendeur, artistique s’entend, à la vacuité qui guette la plupart des hommes et des femmes du monde.” (page 9 et 10