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l'appel du pâtre - Bonin Maurice - collection Musée Beaux-arts Alger

« Anticiper l’avenir » par Mansour Abrous

La politique « officielle » de patrimonialisation des arts visuels se résume à une directive administrative, elle n’est pas la signature d’une ambition, d’une vision. L’État est brouillon, il fixe des objectifs intenables, met en place des processus de travail non maîtrisés. Il joue l’échec. Les questions du patrimoine sont mal formulées par le ministère de la Culture.

Du côté des institutions qui ont en charge les missions de patrimonialisation des arts visuels, c’est le chaos stratégique et l’impuissance institutionnelle. Une administration centrale et ses déclinaisons locales qui vivent un grand moment de solitude, d’incapacité structurelle, de paralysie programmatique, de marasme financier, d’insuffisance en compétences humaines.

Par ailleurs, le projet de patrimonialisation des arts visuels profite de l’initiative libre et citoyenne, toujours plus large, plus importante, plus décidée, plus exigeante, plus efficace, avec la création de galeries d’art, de plateformes électroniques d’informations, de productions de savoirs, d’associations citoyennes, d’événements originaux, de regroupements et d’associations d’artistes, de liberté de parole et de mises en réseau permanentes. C’est le mouvement que l’on voit, mais quel sera son avenir ?

En écritures. Il y a de nombreuses initiatives individuelles de patrimonialisation des arts visuels. En écriture, les ouvrages annoncés d’El Hadj Tahar Ali et de Merdoukh Brahim sur la peinture algérienne. La publication de « Éléments pour un art nouveau » et « Feuillets épars liés et inédits », augmentés de textes parus, de Mohamed Khadda par son épouse et d’un ouvrage collectif « Actuelles partitions pour toujours. À la mémoire de Mohamed Khadda » sur la vie et l’œuvre du plasticien-écrivain. Plus antérieurement, les publications remarquées d’Achour Cheurfi, de Djamila Flici-Guendil, d’Abbou Mohamed, de Hachani Mohammed Saïd et de Mourad Hemdane Sawsan.

Espaces de diffusion de l’art et de la pratique artistique. Le dispositif de diffusion de l’art (maisons de la Culture, centre culturels, galeries d’art, manifestations artistiques) en Algérie est faible, exsangue, anarchique, déséquilibré territorialement, entre grandes villes et le reste du pays. Le nombre de galeries d’art privées, professionnelles, est scandaleusement « confidentiel ». Quelques galeries font un travail de qualité (qualité de l’exposition, choix éditorial, marketing culturel, valorisation de l’artiste, circulation des œuvres). Ces galeries d’art privées ont vu le jour ces vingt dernières années, mais leur durée de vie est courte, une dizaine années en moyenne. Certes, elles prospèrent, elles sont sur-sollicitées, les espaces étatiques d’exposition étant défaillants. Cette prospérité « d’existence » est-elle accompagnée d’une prospérité financière ? Il faudra questionner les responsables de ces galeries pour avoir un point de vue général de l’économie de ces lieux de diffusion. Il y a toutefois des constantes que nous pouvons observer : le prix du foncier ou de la location, très élevé, la clientèle d’acheteurs potentielle qui est limitée, l’absence de mesures d’accompagnement (fiscalité, partenariat public/privé).

Des projets originaux voient le jour, et sont l’œuvre de personnalités soucieuses du développement de la Culture en Algérie. La création du réseau d’art « Réseau50.com », du centre de création contemporaine « Les Ateliers Sauvages » (Alger), du « Lupan’Art – Lieu d’ébauches artistiques » (Alger), du « Sous-marin » (2016) est à l’avantage de la communauté des artistes, pour diffuser leurs œuvres et organiser des temps de rencontres et d’échanges avec les publics.

Des manifestations artistiques se développent depuis une vingtaine d’années. Elles ont des statuts divers, des réalités et vécus différents, une attractivité variable. Elles ont le mérite d’exister pour les artistes dits amateurs ou autodidactes, les artistes du pays profond, aux opportunités de monstration réduites. La singularité de ces manifestations réside dans la création de salons de la photographie, de la vidéo et dessin d’animation, grâce à la création et au dynamisme d’associations ou de collectifs d’artistes.

Mobilisation de la communauté des artistes. Les expériences d’associations, de groupes ou de regroupements d’artistes sont nombreuses. Elles couvrent plusieurs centres d’intérêts (corporatistes, syndicaux, promotion de l’art, engagement citoyen et politique).

Le 7 mai 2014, pour l’épisode des « Abattoirs d’Alger », se créé l’association culturelle pour les arts de la cité « Cit’arts ». Elle est issue de « Art’ Battoir », un collectif qui appelle à l’affectation des abattoirs d’Alger aux activités culturelles et artistiques, dédiée à la promotion de la culture. Plus en lien avec la dernière élection présidentielle et en réaction à l’instrumentalisation de l’espace public, squatté par l’activité partisane, le groupe « Fakak’Art », naquit le 21 avril 2014, pour s’inscrire « contre la mascarade du système qui perdure depuis 62 (…) en vue d’une rencontre pour la création d’une cellule artistique ».

En 2012, l’unité expérimentale artistique, le Box 24, est créée. Elle vient confirmer ce désir d’une prise en charge de la communauté artistique, en jouant un rôle de mise en commun des énergies et des savoirs faire artistiques. Sa prospérité est exemplaire et ses artistes-témoins sont des guetteurs avisés et engagés de la scène artistique. Des associations viennent étoffer ce réseau de promotion de l’activité artistique, de l’art dans l’espace public, de la défense des artistes, je cite l’association « Musaika » et le Collectif « El Houma ».

Des artistes visionnaires, engagés et passionnés, se solidarisent et tentent de mettre en place des programmes artistiques ambitieux. L’exemple de « Istikhb’Art », créé en 2013, qui appelle de ses vœux « une nouvelle vague artistique », vise « la promotion, la mise en valeur de l’art, mettre en lumière les jeunes artistes Algériens ». Le « Collectif 220 » qui soutient l’action de jeunes photographes, avec l’objectif d’offrir au monde « une image visuelle de l’Algérie à travers des yeux algériens ». L’association « Tadart » et le Collectif « Makan », composés de jeunes artistes « habités » par la promotion de l’art et la culture. Plus récemment, en France, il faut signaler la création du Collectif Fen’Art (Paris 2014), qui donne un écho et une profondeur d’existence aux plasticiens algériens.

Acheter, conserver des œuvres d’art et constituer des collections. La constitution du patrimoine national exige une présence, une vigilance, une prospective, un investissement sans relâche. Je crains que faute de politique d’acquisition sereine ou agressive, des séquences entières de notre histoire contemporaine soient menacées, absentes des collections nationales pour les générations à venir, pour qui voudrait les découvrir, les admirer, les étudier, les valoriser. Aujourd’hui, et depuis une dizaine d’années particulièrement, un déséquilibre est manifeste dans la politique d’achat des œuvres d’artistes algériens. Nos institutions achètent peu. Faute d’argent pour leur permettre des acquisitions, elles ne peuvent compléter les collections nationales, constituer le patrimoine artistique et assurer la continuité de l’histoire de l’art en Algérie. Les institutions étrangères font main basse sur les œuvres d’artistes algériens vivant ou non à l’étranger. Pendant ce temps, la directrice d’un musée algérois regrette les périodes de « l’euphorie des dons » (!).

Espaces de création et de production pour les artistes. C’est une question légitime et ancienne qui traverse l’ensemble de la corporation des artistes. Ils manifestèrent ce besoin régulièrement. « Les abattoirs d’Alger » avaient mobilisé les artistes, suscité des associations de défense et de prise en charge du projet. Les artistes avaient produit des réflexions pertinentes de mise en œuvre d’une « fabrique de la Culture ». Une année de passion, de mobilisation, de crispation, de rendez-vous manqués. Le consultant « arts visuels » du ministère de la Culture s’est d’ailleurs exprimé à ce sujet, faisant allusion aux lieux désaffectés (hangars et usines désaffectées) que les artistes pourraient transformer en ateliers : « la nécessité de créer des espaces de production artistique pour donner plus de visibilité à l’artiste algérien ».

Diffusion, valorisation de la production des artistes et défense de leurs intérêts. La première plateforme d’art contemporain « AiM -Art in Maghreb » est créée le 10 mai 2014, avec pour mission de « connecter les scènes émergentes du Maghreb avec le reste du monde ». La plateforme « NU-MI-DIE », mise en place en juin 2015, formule l’ambition d’accompagner et d’illustrer le renouveau des cultures contemporaines du Nord de l’Afrique : « Prenant la forme d’un espace digital, NU-MI-DIE révèle l’actualité de la création, ancrée dans une réalité qui échappe aux clichés orientalistes et à l’emprise des médias ». Le concept de l’événement artistique « Djart’14 », en novembre 2014, participe de « la démocratisation de l’art et de la régénération culturelle » et promeut « la transmission de savoir-faire avec le grand public, tout en soutenant les scènes indépendantes et les acteurs culturels locaux ».

En marketing culturel et diffusion d’information, des sites ou des espaces électroniques au service de la Culture sont régulièrement mis en ligne, dont les plus récents sont Eddar Darek, dzsnap.com/photo, nafhamag.com, rahba.info, nawafedh.org, portailculturelalgerien.com, weshkho.com.

D’autres initiatives d’accompagnement des artistes et de leurs productions se font jour. Le 12 mai 2016, c’est le lancement de la plateforme « AlgeriArt », plateforme de concours d’art, visant à servir de « passerelle entre artistes, professionnels et amateurs d’art (…) (et à offrir) « aux artistes la visibilité qui leur manque » et mise en place du concours d’art « AlgeriArt », et son 1erconcours photo à Alger (Alger octobre 2016). C’est également l’objectif de la mise en ligne de la plateforme multimédia « Elhouma.net », dont l’objectif est de documenter l’histoire des différentes cultures urbaines du pays (Alger septembre 2016).

Penser, écrire, léguer. Les institutions officielles consacrent peu d’études à l’art et à la culture, et je considère qu’elles sont des outils d’aide à la décision pour les « décideurs » administratifs », des outils supports à la pédagogie pour le corps enseignant et de la ressource documentaire pour les étudiants des écoles d’art. L’État doit commander des études sur les arts visuels, à travers les départements spécialisés des institutions universitaires, les centres de recherche, une manifestation d’intérêt (avec financement) pour les recherches en post graduation. L’université peut œuvrer à un plan de recherche sur la patrimonialisation des arts visuels. Les maisons d’édition ont une impulsion à donner, en créant une collection spécifique, en définissant des thématiques de collaboration. Je pense au rôle que pourrait jouer l’office des publications universitaires dans la remise à niveau, des écrits sur les arts visuels. Un enseignement sur le projet culturel et artistique du Pays, à l’université, dans les écoles d’art, à l’école du patrimoine, et la création d’un centre de documentation et de recherche sur les arts visuels peuvent susciter des vocations de recherche et donc de patrimonialisation des arts visuels.

En urgence, en conscience, collectivement, nous nous devons de signer une ambition pour la patrimonialisation des arts visuels.

Mansour Abrous
Le 4 février 2017

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