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Entretien : ALI SILEM, avec les yeux du présent par Labter Lazhari (1986).

Entretien réalisé à l’occasion de l’exposition de Ali Silem à l’Hôtel Aurassi durant le mois de mars 1986. Exposition regroupant 95 dessins dont 33 consacrés au symbole de l’oiseau et au mythe d’Icare renforcés par les idées d’envergures, d’envol, d’espace, de liberté

« Que ce soit dans les dessins à l’encre de Chine ou dans ceux où les couleurs triomphent –douceur et calme des bleus et des roses ; violence et éclat des rouges et oranges – les signes et les symboles chers à Silem – alif-épée, noun-réceptacle – s’enchevêtrent, se croisent et se décroisent créant un rythme incessant, se mêlent et se démêlent en sarabande féérique qui éclate en mille feux d’artifice toujours renaissants.  ‘‘C’est comme un éclairage général ou sont plongées toutes les couleurs et qui en modifie les tonalités particulières’’. Que le trait s’élève ou s’abaisse, qu’il se fasse incisif ou caressant, qu’il épouse la forme de l’oiseau ou de l’anémone, celle du scarabée ou de l’oie, le rythme n’est jamais rompu et l’équilibre partout et toujours, finit par triompher sur la précarité des choses.  Heureuse, la main promène le pinceau, le crayon ou la plume et sur son passage surgissent des œuvres fascinantes, toutes de lumière et de couleurs tressées. Silem ne dessine pas. Il crée des fulgurances. » Lazhari LABTER.

 

 

Lazhari LABTER : Un grand nombre de tes dessins est consacré au thème de l’oiseau à celui d’Icare et par extension aux idées d’envergure, d’envol, de liberté… Ceci est révélateur de préoccupations importantes au plan de la thématique de ton œuvre récente.

Ali SILEM : Généralement, tous les peintres sont amenés à prendre des thèmes précis, à privilégier certains thèmes. Il est toujours intéressant de prendre un sujet, d’approfondir la relation autour de ce sujet et puis de le traiter à fond au  plan graphique. J’avais commencé par les oiseaux parce que c’est un beau thème qui permet de bien montrer la légèreté, l’espace… Ce sont là des  préoccupations auxquelles je me suis trouvé confronté en étudiant la miniature persane. Les oiseaux me permettent aussi d’appliquer ce que j’ai appris en matière de calligraphie. Ce thème s’y apprête de manière particulièrement intéressante au plan graphique… Quand on prend une plume d’oiseau par exemple, on s’aperçoit qu’elle a la forme de l’alif. Par ailleurs, la calligraphie arabe nous a laissé de très beaux spécimens d’oiseaux et d’animaux dessinés sous forme de calligraphie.

Évidement, je m’inspire de tout cela mais en essayant de les dépasser. Je ne reproduis pas les dessins qui ont été faits avant moi. Je les traverse, je les dépasse pour arriver à des préoccupations de mon temps. C’est ainsi que je m’intéresse non seulement à la calligraphie mais aussi à l’arabesque, à la miniature pour les richesses qu’elles recèlent dans le traitement des plans de l’espace…Le thème de l’oiseau m’a ainsi permis d’étudier tout cela d’une manière approfondie.

Dès que j’ai commencé à étudier les oiseaux, je me suis posé la question de la relation, du lien entre l’homme et l’oiseau et c’est ainsi que le mythe d’Icare a surgi, avec le Labyrinthe, la liberté… Quand Minos a enfermé Dédale et son fils Icare dans le labyrinthe, ceux-ci se sont retrouvés confrontés au dilemme de la vie et de la mort, rester ou sortir … Il fallait absolument vaincre cet obstacle et c’est comme ça que l’oiseau est intervenu pour sauver l’homme puisqu’il lui a prêté ses ailes, et ils sont sortis. C’est l’envol, la liberté retrouvée, la science qui triomphe de l’obscurantisme. C’est là un mythe très beau et très positif. On peut lui trouver mille et une interprétations dans notre monde actuel. On peut même l’appliquer à la situation difficile que traverse aujourd’hui notre pays… Icare s’est notre envolé et même s’il a chuté son envol est un triomphe. Il a triomphé de l’atmosphère de la gravitation, de beaucoup d’autres choses et il est allé vers le soleil. C’est pour moi un autre symbole. Il est sorti des ténèbres pour se diriger vers la lumière, de l’obscurité vers l’éclat du soleil et je trouve ça très beau.

 

 

Lazhari LABTER :  Dans la plus part de tes dessins transparaît l’influence de la tradition calligraphique arabe, notamment à travers l’utilisation de certains signes comme le alif et le noun. Cette volonté de prise en charge d’un aspect particulier du patrimoine est une préoccupation constante chez toi…

Ali SILEM : Je crois qu’il  n’y a que les gens très imbus d’eux-mêmes, très satisfaits de leur travail qui pensent qu’on peut faire une œuvre complètement originale. Cette œuvre-là – si elle existe – ne m’interesse pas. C’est pour cette raison que je puise dans tout ce qui m’entoure, dans tout ce qui a existé avant moi mais en puisant j’essaye d’aller au-delà, de traverser les choses, de les dépasser. Je ne puise pas de manière plate. Je ne plagie pas. J’essaye de pénétrer l’esprit des choses et c’est comme ça que je vois, que je conçois des recherches calligraphiques sérieuses. Dans me travaux, on ne retrouve pas une calligraphie lisible à un premier degré. La calligraphie ancienne est déjà très belle, je n’ai donc pas à la reprendre puisqu’elle se suffit à elle-même. J’essaye plutôt de continuer sur ce chemin en tentant d’aller plus loin encore. Pourquoi précisément la calligraphie ? Parce qu’elle est riche de sa stabilité, de son rythme, de son équilibre extraordinaire. C’est tout ce que recherche un peintre. Je comprends la calligraphie d’une manière moderne. Je la vois avec les yeux du présent, avec l’esprit de  mon temps. Je ne la vois pas telle qu’elle était au 13ème  ou 14ème siècle. J’essaye de la voir comme un homme du 20ème siècle car je suis un artiste du 20ème siècle et c’est pour cela qu’à la calligraphe j’emprunte le rythme, l’équilibre, la liaison qui existe en les deux, sa composition, qu’à la miniature j’emprunte le travail sur l’espace sur les plans et qu’à l’arabesque j’emprunte d’autres éléments. De là je puise ma sève, une sève que j’utilise d’une façon moderne. A cela s’ajoutent tous les signes du terroir, toute la tradition berbère dont je ne peux me défaire, tous les rythmes de l’Afrique, toutes les couleurs de  mon pays, de la Méditerranée… Elles sont en moi. J’ai vécu et je vis avec tout ça. C’est tout cet humus qui me donne ma matière et enrichit ma réflexion.

 

 

Lazhari LABTER : Tu fais appel à des techniques diverses dans ton travail artistique. Pourquoi ce foisonnement de techniques ?

Ali SILEM : Souvent les artistes peintres se plaignent de ne pas avoir de locaux, de lieu pour travailler… Moi aussi, j’ai connu ce problème et c’est pour cela que je me suis mis à faire des dessins. Prendre une feuille et dessiner c’est déjà un travail d’artiste, c’est déjà une réflexion qui commence, c’est déjà le processus de création qui se met en branle. Pour toutes ces raisons, j’ai commencé à diversifier mes techniques. Le peintre peut créer avec toutes les matières avec absolument tous les supports, depuis le vulgaire stylo à bille jusqu’à l’allumette en passant par le rouge à lèvres le correcteur de stencils, etc. Toutes ces matières sont bonnes et je les utilise toutes : craie de cire, crayon de couleur, pierre noire, sanguine, mine de plomb. Il n’y a rien que le  peintre puisse dédaigner, ignorer.

Tout sert à créer. Toutes les matières peuvent être adaptées par le peintre en fonction de ce qu’il veut créer. Il n’y a pas de matière noble et de matière vile.

Je crois que c’est pour me prouver à moi-même qu’il était possible de travailler ainsi que j’ai commencé à le faire. Et c’est comme ça que je me suis mis à travailler n’importe où avec n’importe quoi. J’ai fait certains dessins dans des cafés avec le marc de café, le vernis du sucre… J’ai dessiné sur du vulgaire papier qu’on utilise comme nappe dans les restaurants. Il n’est pas indispensable d’avoir un atelier, des tubes de peintures, des pinceaux, du matériel de grand luxe pour pouvoir créer. On peut le faire avec des feutres, des stylos à bille, des crayons, etc. C’est donc pour me prouver à moi-même et aux autres qu’on peut créer de mille façons que j’ai commencé à le faire. C’est aussi une manière de démystifier le travail en atelier. Cette façon de procéder donne plus de fraicheur, de spontanéité au dessin même s’il doit être repris ensuite pour être retravaillé. Il m’est arrivé d’exposer des dessins concernant le téléphone, les réunions. Quand je suis réunion, il m’arrive souvent de griffonner, de dessiner des petites choses, cela donne parfois des résultats inattendus.

 

 

Lazhari LABTER : Juste avant sa mort, Issiakhem avait dit : « un pays sans artistes est un pays mort », peux-tu, nous donner, en tant qu’artiste, ton avis sur cette réflexion et nous parler de la place de l’artiste dans la cité ?

Ali SILEM : Je suis parfaitement d’accord avec Issiakhem. En disant cela, il était d’une grande lucidité. Issiakhem était un artiste qui se savait condamner, qui n’avait rien à attendre de la société et c’est pour cela qu’il a formulé cette phrase très belle, cette réflexion profonde. Sa réflexion a d’autant plus de poids que sa vie durant il a connu la souffrance, le mal… C’est aussi un appel pathétique, un constat lucide.

Beaucoup de gens ont parlé de l’importance des artistes pour un pays depuis les Grecs, les Egyptiens et jusqu’à nos jours. Cette vérité n’est plus à prouver. Ce n’est que dans certains pays qu’on n’accorde pas toute l’importance voulue aux artistes. L’exemple de d’Al Akbar est révélateur en ce sens. C’était un grand prince mongol et un artiste-peintre aussi. Il avait énormément facilité l’insertion des peintres dans la société. Ce monarque d’une région frontalière située entre l’Afghanistan et l’inde était un homme de science tolérant. Il a fait de grandes choses pour le rapprochement entre chrétiens, musulmans et bouddhistes. Il a fait un effort dans le sens de l’ijtihad pour éliminer des hadiths les interprétations erronées et les déformations concernant les artistes et les représentations des figures humaines. Comme il était lui-même artiste et savait, il a tout fait pour aider les artistes et les hommes de cultures et de sciences. J’ai pris cet exemple pour montrer le lien qui existe entre le pouvoir et les intellectuels. Quand on a à faire à des dirigeants conscients, cela facilite l’éclosion des arts et des sciences, de la culture, du mouvement de la pensée, l’épanouissement des idées et du savoir. Cet exemple montre aussi que la société a besoin de peintres, d’artistes de tous genres, d’hommes de culture. Les dessins des grottes de Lascaux comme les fresques du Tassili témoignent du rôle social de l’artiste, de son importance pour l’épanouissement général de la société et des hommes.

Entretien réalisé par Lazhari LABTER.
Revue Révolution africaine.
Mars 1986.

 

Itinéraire

Ali Silem est né à Sfisef, petit village de l’ouest du pays dont il garde de très beaux souvenirs. C’est là qu’il a fait ses études. A la fin des années soixante, il vient à Alger pour y suivre une carrière d’éducateur. Il fait son stage à Aïn Benian où des amis l’ont aidé et orienté vers les Beaux-Arts. Mais il ne voulait pas étudier le dessin, préférant son travail d’éducateur. Il enseigne pendant une année dans une école d’El-Biar où l’on prenait en charge des enfants après les heures scolaires. Silem avait le contact très facile avec les enfants et le fait de dessiner l’aidait beaucoup dans son travail. Un jour il décide de s’inscrire aux Beaux-Arts pour mieux maîtriser les techniques du dessin. Depuis il a fait son chemin dans le monde des arts plastiques.

Ali Silem a organisé plusieurs expositions personnelles en Algérie et à l’étranger. Ainsi de 1980 à 1985, il a exposé à Bakou, à Rouiba, El-Harrach, Sour El Ghozlane, Oran et Alger. Par ailleurs, il a participé à plus d’une quinzaine d’expositions de groupes tant en Algérie que dans d’autres pays. Il a à son actif d’autres réalisations, collectives et personnelles  fresque collective à Alger en 1976, décors et costumes pour les pièces de théâtres Les bas-fonds et les Sangsues en 1985 ainsi que des illustrations de quelques recueils de poésie.