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İl n’y a pas de Révolution en Algérie par Saâdi-Leray Farid.

Comme partout ailleurs, le pays de l’Émir Abdelkader entretient ses mythes, régulièrement ceux des décennies 60-70, incubateurs du slogan “Alger, la Mecque des révolutionnaires” que l’artiste tunisien Mohamed Ben Slama reprendra en intitulé d’un documentaire (2017) remémorant “L’âge d’or de la diplomatie algérienne”. 

Devenu en juin 1963 son plus juvénile représentant, Abdelaziz Bouteflika, le futur “président de la parole”, l’habillera de logomachies conviviales et persuasives convainquant divers mouvements de libération à rejoindre une terre d’asile promise au développement singulier puisque apparentée à la locomotive tiers-mondiste du non-alignement. Leitmotiv phare de la conférence de Bandung (1955), l’anti-suivisme ou anti-mimétisme laissait présager que les nations nouvellement décolonisées (ou sur le point de l’être) ne se positionneraient pas à l’Ouest et à l’Est, ne suivraient ni la politique de l’Amérique, ni celle de l’Union soviétique, ni le capitalisme, ni le communisme. L’option choisie en Algérie fut donc le “socialisme-spécifique”, alliage atypique assignant d’ex-colonisés aux résidences unanimistes de la “Djamahiriya” (littéralement “État des masses”). 

Plus d’un demi-siècle durant, le “Peuple héros” avalera des tonnes de couleuvres, gobera notamment, d’avril 1999 à février 2019, les enfumages d’un ex-ministre des Affaires étrangères, autoproclamé dauphin de Boumediene pour trôner en Roi Ubu, se métamorphoser en “iceberg de stabilité” et, à la toute fin de sa dilapidatrice régence, en cadre. Un cadre, voilà bien la figure géométrique symbolisant sans doute le mieux la manière avec laquelle les Algériens ont été (sont hélas encore) caporalisés, brimés, infantilisés au point de devoir s’en remettre maintenant, en dehors d’Allah, à la démarche accompagnatrice des autoritaires militaires de l’ici-bas. Le suprématiste de l’heure, le généralissime Ahmed Gaïd-Salah, emploie à son tour les poncifs d’antan, ressasse les poncifs de la martyrologie victimaire, les mixe aux exclusivistes et déterministes “Constantes nationales” (“thawabit el wataniya” ou “ettawabite el watania”) fermées aux nuances de l’identité plurielle. 

En interdisant, le 19 juin 2019, le déploiement du drapeau amazigh au sein des défilés organisés en villes et régions, le haut commandement de l’Armée comptait certes diviser le mouvement contestataire mais aussi maintenir sa maîtrise des événements sur la Constitution. Bidouillée au gré des convenances, celle-ci rappelle que la langue arabe puise sa sémantique du substrat islamique, socle messianique de valeurs tellement sanctuarisées qu’elles conditionneront les “mouchawarate” (consultations politiques) du Front de libération nationale (FLN) puis du Rassemblement national démocratique (RND). Préfabriqué (par, dit- on, le général Mohamed Betchine), ce parti de l’allégeance désignera dernièrement au poste de secrétaire général (en remplacement d’Ahmed Ouyahia détenu depuis le 12 juin 2019) Azzedine Mihoubi. 

İnterviewé par le journal Le Soir d’Algérie, le nouvel élu se dira d’emblée dévoué au “patriotisme novembriste” et au « Strict respect des constantes nationales inscrites sur le marbre » (A. Mihoubi, Le Soir DZ, 07 août. 2019). Cette fixation, récurrente chez un ancien- ministre de la Culture ne prononçant jamais les vocables modernité et démocratie (il parlera uniquement de la mutation démocratique issue de la Constitution de 1989, une évolution épisodique mort-née suite à l’arrêt brutal des législatives de décembre 1991-janvier 1992) renseigne sur les blocages psychologiques et “lignes rouges” à ne pas enfreindre ou dépasser en Algérie. 

Lorsque l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui supposait que la conscientisation ambiante tenait du « (…) travail de fond de certaines élites, (dont les) éclairages et dénonciations ont fini par être en phase avec une majorité aujourd’hui mieux préparée, plus réceptive et assurément disposée à la rupture » (A. Moussaoui, in El Watan, 20 mars. 2019), il ne citait aucun de ces éveilleurs et ne précisait pas non plus avec quoi la majorité des Algériens sont, hic et nunc, justement disposés à rompre ? 

Apparemment pas avec les invariables “Constantes nationales” conjuguées à l’ontologie coranique et à l’hagiographie propagandiste. Essentialisées et emblématisées, elles synthétisent l’entendement spatio-temporel d’une société postcoloniale engagée dès l’İndépendance au sein d’un processus politico-culturel de différenciation vis-à-vis de l’ex- dominateur, de l’Occident en général et d’İsraël en particulier (l’ “expan-sionisme” territorial de l’État hébreux provoquera une aversion viscérale soupçonnée d’être la pure émanation d’un antisémitisme atavique ou larvé). Cette relation disjonctive au monde consolidera la “thawabit el oumma”, l’assiduité de la communauté ainsi que les positionnements d’islamo- conservateurs préoccupés à figer les frontières mentales inhibant une jeunesse intellectuellement métissée, repoussant au loin les dimensions africaines et méditerranéennes de l’ “algérianité”, soit les confluences cosmopolites contre lesquelles se sont très tôt ligués les fous de Dieu, rédacteurs du Programme de Tripoli (mai-juin 1962) et autres gardiens du temple. Les occurrences culturelles émiettent néanmoins, année après année, et par vagues successives, les véracités de l’authenticité immuable, ces stagnations millénaristes rétives à l’émancipation du “Je”. Retardée et longtemps contenue, cette intention sous-jacente dynamise en partie l’actuel soulèvement et finira par trouver ses correspondances et culminances sur le terrain des luttes sociétales ou socio-culturelles, là où seront abordées de front les questions inhérentes au statut de la femme et au Code de la famille, à la juste place à accorder au kabyle et au français (langues toujours “pré-textes” aux tensions idéologiques), à la réforme de l’institution scolaire et judiciaire, à la libéralisation des associations, de l’information télévisuelle et épistolaire. 

C’est sur le champ des combats militants que le terme “Révolution” trouvera sans doute ses complètes traductions, que se concrétisera le concept de citoyenneté, que se décrétera la primauté du politique sur le militaire, concession optimale que des interlocuteurs motivés arracheront auprès d’un état-major le dos au mur une fois enfermé dans ses ultimes retranchements. 

Corps tutélaire et point de fixation (au sens propre et figuré), la Grande muette n’aime pas les voix dissidentes et dissonantes, se voir imposer des préalables, n’entrevoit pas de délaisser son rôle d’arbitre, ses droits de veto ou décisions comminatoires (qui renferme des menaces destinées à intimider), encore moins dévoiler les circuits monopolistiques, les contrats autour desquels se négocient commissions ou rétro-commissions. Ce sont là quelques écueils sur lesquels risquent probablement d’achopper les tractations directes, celles que les négociateurs avertis auront (espoir ici réitéré) prochainement à convenir avec le pôle décisionnel. Plutôt que de signer un protocole contraignant, celui-ci a préféré adouber un “Panel de dialogue et de médiation” disposé à planifier les étapes de sa feuille de route, à assurer les préparatifs de la Présidentielle. Véritable chambre d’enregistrement, l’instance provisoire s’adresse au haut commandement militaire par l’intermédiaire du suppléant Abdelkader Bensalah, intérimaire sans envergure et interface d’un général en chef soutenant le 10 août 2019 que les revendications du “Hirak” étaient “entièrement satisfaites”. 

L’éviction du président Abdelaziz Bouteflika, l’emprisonnement de son frère Saïd et des soupçonnés complices de la “Bande” ou “İssaba”, l’annulation des élections du 18 avril et 04 juillet, les transgressions de manifestants disposés à déambuler chaque mardi et vendredi au nom du changement et la multiplication des plates-formes revendicatives demeurent des acquis engrangés grâce à la rébellion amorcée le 16 février à Kherrata, répliquée le 19 à Khenchela et tramée en révolte générale le 22. Six mois plus tard, les mesures d’apaisement exigées (dissolution du gouvernement de Noureddine Bedoui, départ d’Abdelkader Bensalah et affidés du régime de prédation, relâche des détenus d’opinion, parmi lesquels le moudjahid Lakhdar Bouregâa, la fin des violences policières, la levée des barrages érigés contre les regroupements, la déconcentration de l’espace public ou l’ouverture du champ médiatique et politique) se réduisent à la sortie du mitard des prisonniers de la libre expression et/ou porteurs du drapeau amazigh. Le 10 août 2019, le Comité de médiation rejetait de plus le principe d’une longue transition faisant de la constituante la solution sine qua non, retenait le compromis comme méthode de rapprochement des avis contraires, préconisait d’aller au pas de charge vers la conférence du dialogue national et, dans son prolongement, les Présidentielles. Affichées en perspective malgré des conditions non objectives (paysage médiatique adapté aux instrumentalisations cathodiques), elles annoncent un jeu de dupes facilitant les compromissions et tractations juridiques d’experts assermentés à orchestrer les révisions constitutionnelles, moins sur les partitions du “Hirak” que selon le vertueux tempo des “Constantes nationales”. L’immobilisme messianique auxquelles elles renvoient n’accorde pas à l’élan populaire une possible sécularisation du temporel et du spirituel, laisse supposer que les Algériennes et Algériens ne sont, dans leur ensemble, pas prêts à assumer le grand schisme, ce qu’assertera Fatiha Benabbou. 

En estimant (juste avant l’annonce de la reconduction de Bouteflika) que « Les questions identitaires et religieuses ne devraient pas être abordées », la constitutionnaliste du Panel évacuait une problématique fondamentale au profit d’un compromis à admettre « Entre les forces vives, parce qu’il n’y a plus de droit (et) pas encore une communauté politique (mais) un État faible (qui) a été balayé ». Confondre disparité et diversité, taire les dissensions (pourtant criantes et effectives) traversant les institutions, partis, associations, bref la société algérienne, c’est vouloir proroger la fausse image de son unité, recréer de l’unanimisme (de peur, peut-être, que le “Hirak” se décompose), mettre sous cloche la réalité politico-sociologique, en sourdine les mutations et velléités correctionnelles, refuser de se pencher sur les cartographies du réel, de le diagnostiquer à l’aide des instruments méthodologiques qu’offrent les sciences humaines et sociales. 

Pour connaître les intentions des manifestants, savoir à quel candidat ils accorderaient le soin de mener à bien la transition ?, vers qui pencheraient-ils en prévision des “dépouillements” à venir ?, le think tank américain “Brookings institution” publiera une étude révélant le 10 août 2019 qu’avec 35% d’avis favorables, le général à la retraite et ex-président Liamine Zeroual sortira en pole position. Le second étant le très controversé spécialiste en économie islamique (fanfaron ou démagogue notoire invité des plateaux télés) Fares Mesdour (25%), il apparaissait que les 9000 internautes impliqués créditaient la caution militaro- religieuse. 

Régulièrement connectés aux réseaux-sociaux et âgés de plus de 18 ans, ces protagonistes répondaient (du 1er avril au 1er juillet 2019) sur Facebook au questionnaire mis en ligne mais n’incarnaient pas pour autant l’intégralité des marcheurs. L’échantillon sélectionné n’en comptait effectivement que 4500 ; la seconde moitié des interrogés réunira 1700 soldats (ou engagés subalternes) et 2800 individus sans étiquette précise. 

Trois groupes distincts participaient donc à une enquête classant prioritaire (70%) le départ d’Abdelkader Bensalah et du Premier ministre Noureddine Bedoui, avis évidemment non partagés du côté d’officiers supérieurs fermement opposés à une refonte du système politique, remodelage supposant de surcroît la perte “sonnante et trébuchante” de privilèges. Plus disposés à les thésauriser, ils saperont une mobilisation que les strates inférieures de l’Armée soutiennent à 90%, taux expliquant, selon les sondeurs américains, qu’Ahmed Gaïd Salah ait, jusque-là, écarté l’option répression. Avec les autres généraux et chefs de régions, le vice-ministre de la Défense place sur orbite les encartés du consensus mou, néo-dialoguistes prêts à arranger un deal équivalent à celui concocté à l’été 1999 à l’avantage des djihadistes du Front islamiste du salut (FİS). Reformuler de la Rahma (Pardon), Concorde civile (Qanoun ar-rahma) ou Réconciliation nationale (Moussalaha), semble le tropisme à gratifier en guise de pseudo-paradigme. Le même sous les apparences du nouveau reste la variable d’ajustement envisagée chez des hâbleurs-stabilisateurs effaçant du prompteur la “Bande passante” des années 2000 et la remplaçant par les serviteurs de l’avant-Bouteflika. Le passe-passe gratifiera, aux dépens d’Ali Benflis (0%) et Mouloud Hamrouche (0%), l’ancien chef de l’Exécutif Ahmed Benbitour (23%), lequel déclinera la proposition le conviant à rejoindre le Panel mais accordera, comme avant lui Zoubida Assoul (05%), un entretien au webzine Algeriepatriotique appartenant pourtant à la fratrie Nezzar (Père et fils aîné sous le coup de poursuites judiciaires). Persuadé que seule une négociation pérenne enclenchera et minutera le compteur du renouvellement, l’économiste prédisait qu’une explosion sociale se produira en septembre si n’est pas installée d’ici-là une équipe en mesure « D’analyser les différentes initiatives, (de) mette en place un projet optimal, d’aider le Hirak à monter en force et à concrétiser (…) le changement de tout le système de gouvernance » (A. Benbitour Algériepatriotique, 31 juil. 2019)

Présage : le 22 février 2019 sur les centaines de tirs de lacrymo, une capsule s’est logée juste à l’intérieur de l’enseigne mentionnant la direction du palais du gouvernement.

 

En se prononçant plus intensément, l’intelligentsia critique peut-elle apporter le coup de pouce qui fera basculer le rapport de force en faveur du “Hirak” et obligera ainsi les tenants du pouvoir réel à s’assoir à la table des négociations, table autour de laquelle se féconderaient les modalités d’un renoncement-retournement répondant mieux au terme “Révolution” ? 

L’hypothèse nous paraît peu plausible au regard du petit nombre de francs-tireurs et de l’égotisme figeant plusieurs d’entre eux au piédestal de petites chapelles élitistes. La plupart des analystes ne citent jamais les arguments ou argumentations de leurs alter-égos, vont même parfois jusqu’à se les approprier, ce qui dénote un manque de déontologie et l’impossibilité de forger une chaîne de sens coagulant la cohérence d’un agir commun. Souvent autoproclamés spécialistes des champs politique, économique, culturelle ou artistique, ils se complaisent dans l’estime de soi, font en cela preuve d’un narcissisme ou égotisme exacerbé, livrent à fortiori une pensée surplombante. 

Au lieu d’aller au charbon, de mettre les mains dans le cambouis et les pieds dans le couscoussier, ces démissionnaires se défaussent sur le peuple auquel ils confient en quelque sorte la part ingrate du boulot. Pour entreprendre et réussir une révolution, il faut des révolutionnaires en mesure de transcender leur entourage, d’impulser les dynamiques persuasives, de marteler sans cesse les similaires revendications, celles démontrant que lorsqu’on enfonce le même clou, celui-ci finit toujours par rentrer. 

En laissant au vestiaire les animosités personnelles accumulées, en s’abandonnant à la cause collective, les débateurs-chercheurs (sociologues, anthropologues, philosophes etc…) ou contradicteurs des discours officiels livrés clef en main, arriveront-ils, malgré le climat de suspicion, à convaincre que le vieillissement de la forme empêche le rajeunissement du fond ? 

Mettant à nue les dysfonctionnements des champs politique, économique, culturel et artistique, leurs introspections se confrontent à des fins de non recevoir, notamment si elles émettent la dissolution des parties “coquilles vides” ou satellitaires, l’abolition de la fameuse règle 51/49, l’annulation de l’Article 51 ou 63 (glissé au moment de la dernière entourloupe constitutionnelle) et l’idée que l’Orient et l’Occident partagent maintes interlocutions esthétiques. Contrariant les “Constantes nationales”, cette aperception là a toujours été (est encore) court-circuitée par les tenants du renouveau dans, ou par, l’authenticité révolutionnaire et patrimoniale, factotums rétifs aux trames narratives de l’entre deux rives ou cultures mais paradoxalement attentifs à l’iconographie pittoresque héritée de la colonisation. 

Relative à un localisme artistique coupé des circuits de la création contemporaine, l’addiction orientaliste attire les acheteurs de toiles répliquant d’anciennes photographies de la fin du XIX° ou début du XX° siècle, montrant des mosquées érigées au fond d’un oasis, des chameliers assis à l’ombre d’un palmier, les venelles des différentes kasbahs, spécialement celle d’Alger, des femmes en haïk déambulant au milieu d’un souk, autant de clichés touristiques dont raffolent les ministères. Parachutée à la mi-avril à celui de la Culture, Meriem Merdaci reprendra point par point le programme recommandé du côté de l’Union européenne, schéma diplomatique que suivra avant elle à la lettre son prédécesseur Azzedine Mihoubi. İnitiateur de l’expo-vente “Le Printemps des arts” (manifestation agencée du 05 au 12 mai 2018 au Palais de la culture Moufdi-Zakaria), il ambitionnait de satisfaire les goûts de VİP (argentiers du Forum des chefs d’entreprises, banquiers, collectionneurs, etc…), les persuadait d’avoir réuni « Le haut niveau des arts plastiques », que leur présence concourait à l’édification des « (…) règles et bases qui détermineront la véritable valeur du produit artistique » (A. Mihoubi, in El Watan, 06 mars . 2018), participait à la réussite du premier marché de l’art en Algérie. Or, celui-ci végète dans un paysage sans salle des ventes, privé de mécènes, spéculateurs ou collectionneurs avisés, de galeristes au profil identifié, enclins à s’impliquer durablement, à promouvoir l’acquisition d’œuvres et, à travers elles, la gratification marchande des auteurs. Ceux-ci matérialiseront plus aisément la souveraineté d’un art doté de sa conscience critique lorsque se cristallisera un processus de sécularisation (indissociable d’une réelle démocratisation et autonomisation des comportements humains). L’absence de revues spécialisées habilitées à différencier les amateurs des professionnels, à assoir le principe de distinction, révèle pareillement les difficultés à homologuer les prétentions à la notoriété des peintres, sculpteurs, installateurs, vidéastes ou graffeurs, à définir leur activité comme éminemment disruptive. 

Déranger, perturber le déjà-là et déjà-vu, ce n’est pas davantage prévu au programme du Musée d’art moderne (en sous-traitance depuis que la directrice alloue ses cimaises à des ambassades en quête de services protocolaires) et de l’École nationale supérieure des Beaux- Arts d’Alger (transformée en école des Arts-décoratifs), pas plus du reste qu’à celui du haut commandement militaire, et évidemment d’un Panel tenu à l’aménagement des susceptibilités, d’où la dénomination de “Comité des sages”. Avec les personnalités le constituant, le coordinateur Karim Younès pense sans doute ne pas froisser les sensibilités, amadouer une fronde réclamant la mort du système né après le 05 Juillet 1962, affirmant chaque semaine qu’il ne s’agit nullement de faire le simple procès du règne d’Abdelaziz Bouteflika. Ceux qui l’ont bien compris réclament de revenir aux débats de l’immédiate postindépendance, lorsque les questions portant sur le pluralisme culturel et politique furent sabordées au nom du contrat liant les Algériens aux “Constantes nationales”. Sortir du statisme qu’elles soumettent oblige à renverser les modèles imposés, à pourfendre l’isolationnisme d’un pays engoncé dans des certitudes établies sur les soumissions, roublardises et servitudes. 

Laissées en friche, les observations de terrain et examens cliniques stagnent dans des tiroirs, les débats portant sur le projet de société et les sondages à même de scinder la population en catégories sont identiquement minimisés tant perdure la peur de voir disparaître à jamais la chimérique harmonie sociale. Pour alimenter l’illusion, les ordonnateurs du premier cercle décident, d’en Haut, de ce qui est bon pour le peuple, adoptent, sur la base du rapport de force (intérieur et extérieur) du moment, instruisent sans concertation préalable, s’en remettent au bout du compte à des suffrages entachés de fraudes cousues de fil blanc, l’État de droit ne s’inscrivant pas au cahier des charges d’un régime prémoderne ou proto- moderne. En anticipant ses ruses et en se hissant sur l’échelle des possibles, une jeunesse étouffée sous le poids des conservatismes, vivant plus de soixante ans après l’İndépendance toujours au rythme de l’ordre moral postrévolutionnaire, prévient que cette fois elle ne tombera pas dans le panneau du statu quo, ne se laissera pas mener en bateau, berner par la langue de bois des apparatchiks, tentera au contraire de répondre enfin à l’interrogation de Mohamed Boudiaf : où va l’Algérie ? 

Lorsqu’arrivera le jour du dépassement, celui datant l’abandon des récurrents retours et recours à l’identité close, déclenchant l’émiettement des étouffantes rigidités politico- religieuses, débutera sans doute une ère de décantations comparables à celles de l’après “Mai 68”. Décontenancé par ces événements, le général de Gaulle demandait alors à ses petits enfants : « Vous les jeunes, vous voulez quoi dans cette affaire ?» (réponse), « Ne plus être enfermé dans un certain nombre de règles de comportement et de pensée qui nous paressent obsolètes, dépassées, au fond astreignantes » (extrait de Mai 1968, les coulisses de la révolte, documentaire diffusé le dimanche 25 mars 2018 sur “France 5”). 

Mais, ce que dans leur ensemble les Algériens essaient actuellement de combler, ce n’est pas uniquement un vide existentiel, constitutionnel ou institutionnel, c’est aussi le vide symbolique que remplissait jusque-là Bouteflika en tant que clef de voûte du système et pierre angulaire de l’échiquier politique, deux éléments structurants sans lesquels l’ancien édifice va inexorablement s’écrouler. En perte de repères, les partis de l’ex-Alliance sont d’autant plus désorientés que vendredi après vendredi les fidèles au ou du “Hirak” mobilisent les images du passé, rassemblent les pièces manquantes du puzzle historique. Pendant ce temps, les membres du Panel cherchent des icônes introuvables, perdent en crédibilité, tricotent des palliatifs avec le souci de garder du présentable, de sauver les apparences et ne pas se retrouver complètement à poil. 

Chiyatine (lèche-bottes) pour les uns, prestataires de service pour les autres, ces parachutés ou “sauveurs-missionnés” savent malgré tout que les légitimités auxquelles aspirent les autochtones entraîneront du remue-ménage au sein des champs politique, économique, culturel et artistique. Le chamboulement requiert l’arrivée d’opérateurs capables de mettre à plat les problématiques de leur domaine de prédilection : d’y insuffler de nouveaux paradigmes. Leur solidarité agissante et accréditation ne dépendront plus des fameux “rapports d’habilitation” rédigés par les agents du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), épieurs de l’ombre sujets aux contorsions et manipulations tous azimuts. 

Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art