intra-muros :
Accueil > arts visuels > “Mesli Choukri, le collègue et le compagnon de lutte” par Mansour Abrous

“Mesli Choukri, le collègue et le compagnon de lutte” par Mansour Abrous

J’apprends le départ de Monsieur MESLI. Je suis envahi par une tristesse dense qui obture mon regard et liquéfie mon cerveau. J’ai eu à le connaître comme collègue, puis comme compagnon de route de quelques luttes que nous menions pour l’école des beaux-arts, la lutte contre le terrorisme intégriste… Un texte écrit au mois d’avril dernier. 

« Alors que j’ai contribué à créer et à faire vivre une École des Beaux-Arts Algérienne, alors que j’ai été l’un des membres fondateurs de l’UNAP, alors que par mon œuvre, j’ai contribué à l’essor de la Peinture Algérienne, je me vois octroyer, après 26 ans de service consacrés à la culture, le salaire d’un inspecteur de police ».

Il y a trente ans, le 4 décembre 1988, Choukri Mesli répondait aux thuriféraires du projet culturel « officiel ». Confession d’une culpabilité ou la verticalité à nommer le destin Le 16 avril, la médaille de l’ordre de mérite national au rang de « Achir » a été remise à Baya Mahieddine et Choukri Mesli. Vingt années après son départ, Baya est présente nulle part, commémorée dans aucun lieu. Un silence assourdissant. En janvier 1999, j’écrivais « Baya, l’œuvre éclipse la mort », rendant hommage à un demi-siècle de création et de présence sur la scène culturelle et artistique. Lors de sa dernière exposition, en février 1998, exhumant une trentaine de peintures sur papier, qui ont servi lors de sa première exposition, en 1947, à la Galerie Maeght, elle parle de sa jeunesse : « Ça me fait plaisir de les revoir [les œuvres] parce que je les avais complètement oubliées. Cela fait plus de 50 ans (…) je les redécouvre. C’est ma jeunesse ».

La miniaturiste Ida Aït El Hadj qui se réclame de l’influence de Baya, trouve dans cette œuvre qui l’a inspirée, « dans ce mariage entre tradition et modernité, quelque chose de troublant, comme une part d’éternité ». Baya a fait semblant de mourir, elle est éternité. Ni aristocrate, ni rentière de la culture. Son humilité, ce modèle de comportement, cette douceur d’intelligence, cette modestie de la réussite, ce rendez-vous permanent de l’imagination nous manqueront. Elle ne fut ni l’égérie des universitaires, ni la compagne des élites autoproclamées révolutionnaires, ni la caution des décideurs politiques. Elle fut du peuple, sincèrement populaire, efficacement distante et judicieusement réservée. Elle connut la gloire à son insu, elle fut célébrée à son grand étonnement, elle fut courtisée en son absence, en ses absences qui nous disent aujourd’hui qu’elle fut rarement présente, mais ô combien remarquée et distinguée. Baya n’a pas d’histoire. Elle est l’histoire.

Le 4 décembre 1988, l’École Supérieure des Beaux-Arts d’Alger accueillait le ministre de la culture. Un rapport sur la situation sociale des enseignants et travailleurs lui est présenté. Choukri Mesli avait préparé une intervention « Histoire d’une carrière artistique ». Il rappelle au ministre son engagement renouvelé, constant et ferme pour l’Algérie : « Alors qu’en 1960, l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris m’avait proposé, dans le cadre de la promotion des algériens à la fonction publique française, un poste de professeur à raison de cinq mille cinq cents francs (5500FF) par mois, j’ai, par militantisme, rejoint le Maroc. En 1964, alors qu’on me proposait de nouveau un poste en France, j’ai préféré, par nationalisme, postuler pour l’École des Beaux-Arts d’Alger, où je percevais un salaire de huit cents dinars brut (800DA). Comme nous manquions d’enseignants, j’ai dû, pendant dix-sept ans (17 ans), assumer le travail de trois professeurs sans recevoir aucune indemnité ». Il fustige les ministres de la culture et le ministère « (…) cinq ministres se sont succédé sans que ma situation soit réglée. Voilà donc 26 ans que j’attends une amélioration de ma situation pour avoir au moins une retraite honorable ; entièrement consacrée au service des arts plastiques, ma carrière a été pénalisée par un salaire dérisoire, (…) qu’attend cette pléthore de fonctionnaires du Ministère, qui ne doit son existence qu’à notre travail d’artistes et de professeur, pour se pencher enfin sur notre situation et nous donner nos droits ».

Il y a trois ans, le 8 janvier 2014, le Centre culturel algérien, à Paris, abrite l’exposition « Choukri Mesli : œuvres sur papier ». Cette exposition a été marquée par le dédain des responsables de l’institution, elle a rechigné à financer l’encadrement des œuvres et son directeur était absent le jour de l’inauguration de l’exposition. Lors du vernissage de cette exposition, un message de Choukri Mesli est lu par son fils Tarik. Il dit son rapport à la peinture : « La peinture a été pour lui à la fois une passion, avec ses doutes, ses souffrances et ses joies et un instrument de libération », il évoque son œuvre « [Elle] témoigne de son combat pour s’affranchir de l’académisme et des présupposés de sa formation à l’époque coloniale, elle affirme le droit aussi d’exister dans sa différence dans une Algérie diverse, égalitaire et fraternelle, telle qu’il l’a rêvait ».

Il livre un message d’amour pour son Pays et veut retenir de son travail pictural « [L’appel] au dévoilement, et à l’émergence des femmes sans lesquelles son pays ne saurait exister dans son intégrité ». Tarik Mesli m’invita spontanément à prendre la parole pour « présenter » son père. Je le fis avec gravité et enthousiasme, et une responsabilité engagée de mes propos. Sitôt arrivé chez moi, j’ai transcris mon allocution : « Les « décideurs » d’Alger auraient été inspirés de regarder du côté de Paris, du côté de l’exposition de Mesli Choukri. Il est la profondeur stratégique de l’Algérie, du projet culturel national. C’est un ensemble de ressources (militante, éthique, esthétique) sur lesquelles il faut s’appuyer pour mettre à distance l’ennemi. L’ennemi intérieur, ceux qui manient l’invective, le désespoir des mots, la désertion des sentiments, l’imposture de l’éthique. Ceux qui décrètent qu’il n’y a pas d’artistes d’art contemporain en Algérie. C’est en soi rien de nouveau dans le sérail de la culture, des tenants de l’inculture et de la méconnaissance de la scène artistique nationale (…) Il est dur de lutter contre le cynisme, un cynisme qui réactive l’impensé du projet colonial : l’Algérie n’a pas de carte d’identité artistique. Le cynisme militant de ceux qui réduisent la culture à un plan comptable, avec leur phrase-stratégie « Kayen drahem » (…) Il a été de tous les combats : lutte anticoloniale, lutte contre le népotisme, lutte contre l’Orientalisme, militant des Droits de l’Homme, pédagogue émérite et infatigable. Seule la mort de ses amis et l’implacable vérité assassine des hordes assassines a eu raison de son humeur câline, de son humour tendresse, de ses colères homériques.

Il a cultivé la pudeur et la modestie dans ses actes citoyens, je l’ai vu s’en affranchir dans les moments-vérité, où face à un ministre de la culture, il a dit son Algérie, son Algérie coloniale de l’extrême humiliation, son Algérie indépendante rêvée, façonnée par son ardeur de pédagogue, sa hargne de créateur, son Algérie des causes inégales, des injonctions morbides. Il a dit son amour pour les nouvelles générations d’artistes qui sortaient de l’école des beaux-arts, et lui signe totémique, parmi tant d’autres, scarifiait son désir dans leur humus de vie. Je l’ai lu, attendri, effondré, par la mort de Baya. Il écrivait « Le merveilleux a clos son parcours ». Que le tien, déjà merveilleux au-delà de toute espérance, dure tant que l’ennemi dure, tu es notre profondeur stratégique, notre ressource humaine et éthique, où l’énergie domine la paresse et le complot ».

Mansour ABROUS
18 avril 2017

 
 

« Mais peut-être espère-t-on que je rejoindrais, avant qu’on m’ait entendu, le cimetière de la culture, auprès de mes anciens collègues de l’École : Racim, Issiakhem, Temmam. ».

Histoire d’une carrière artistique Alors qu’en 1960, l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris m’avait proposé, dans le cadre de la promotion des algériens à la fonction publique française, un poste de professeur à raison de cinq mille cinq cents francs (5500FF) par mois, j’ai, par militantisme, rejoint le Maroc. En 1964, alors qu’on me proposait de nouveau un poste en France, j’ai préféré, par nationalisme, postuler pour l’École des Beaux-Arts d’Alger, où je percevais un salaire de huit cents dinars brut (800DA). Comme nous manquions d’enseignants, j’ai dû, pendant dix-sept ans (17 ans), assumer le travail de trois professeurs sans recevoir aucune indemnité. Après 17 ans de service, j’ai enfin été titularisé comme assistant, sans percevoir de rappel pour les années passées. Quand j’ai demandé une bourse d’un an afin de préparer un Doctorat de 3ème cycle, notre ministre Monsieur Ahmed Taleb El Ibrahimi, me l’a refusée disant que l’École avait besoin de moi, et que le 3e cycle ne m’était d’aucune utilité car mon ancienneté et ma notoriété me donnaient droit au titre de maître-assistant au minimum. Depuis cette belle promesse, cinq ministres se sont succédé sans que ma situation soit réglée. Voilà donc 26 ans que j’attends une amélioration de ma situation pour avoir au moins une retraite honorable ; entièrement consacrée au service des arts plastiques, ma carrière a été pénalisée par un salaire dérisoire. Mais peut-être espère-t-on que je rejoindrais, avant qu’on m’ait entendu, le cimetière de la culture, auprès de mes anciens collègues de l’École : Racim, Issiakhem, Temmam. Si ce n’est pas le cas, qu’attend cette pléthore de fonctionnaires du Ministère, qui ne doit son existence qu’à notre travail d’artistes et de professeur, pour se pencher enfin sur notre situation et nous donner nos droits. Alors que j’ai contribué à créer et à faire vivre une École des Beaux-Arts Algérienne, alors que j’ai été l’un des membres fondateurs de l’UNAP, alors que par mon œuvre, j’ai contribué à l’essor de la Peinture Algérienne, je me vois octroyer, après 26 ans de service consacrés à la culture, le salaire d’un inspecteur de police… .

 
Intervention de Monsieur Mesli Choukri, Peintre Enseignant École Supérieure des Beaux-Arts d’Alger en présence du ministre de la culture à Alger, le 4 décembre 1988