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NADİA SPAHİS : CHRONİQUES HİSTRİONİQUES ET PATHOLOGİQUES DU NON-RENONCEMENT AU CORPS par Saâdi-Leray Farid

C’est à la fin d’une décennie 80 marquée par la réduction croissante du seuil de tolérance à l’égard des passions humaines et amoureuses, que Nadia Spahis étoffait un registre pictural centré sur la réciprocité entre l’enclos du sensuel et son dehors, projetait, par là même, le regardeur dans la fuite imaginaire et vécu fictionnel d’un être-là mélancolique rêvassant accoudée à la balustrade d’un balcon. Jouant sur l’équivoque intérieur/extérieur, la jeune artiste du moment entraînait de la sorte l’œil du spectateur au-delà de fenêtres ouvertes ou en direction d’icônes médiatiques encadrées au milieu d’un mur, colorait de narrations chromatiques la présence-absence d’une nouvelle femme d’Alger éprise de modernités mais dont l’acceptation et action sociales reposaient toujours sur une purification moralisatrice des mœurs.

La division spatio-temporelle des toiles casseront dès lors l’unité circulaire figeant, dans la culture islamique, les catégories du réel, encadrant les expressions du désir sous couvert d’un corset régicide que le curateur de la manifestation Dialogues avec Chaharazad (visible en avril 1993 à l’İnstitut Cervantès, ou Centre culturel espagnol, d’Alger) cherchera également à délacer. İl invitera pour cela six autres plasticiens (Rachid Necib, Kenza Goulmamine, Karim Sergoua, Mourad Messoubeur, Noureddine Ferroukhi et Arezki Larbi) à faire mouvoir la sagacité nocturne d’un personnage du sérail repoussant jour après jour, par le truchement de sa seule rhétorique, une sentence programmée.

İl n’y a de littérature qu’aux intersections de l’ambiguïté, écrivait Rachid Boudjedra, et le commissaire proposera à Nadia Spahis d’opérer via l’un des couples antithétiques ou dialectiques retenus (Bien-Mal, Désir-Tabou, Figure-Écriture, Vérité-Mensonge, Dicibleİneffable, Sensualité-Perversité, Présence-Absence), dans un champ binaire et cependant mouvant car l’héroïne des Mille et Une nuits devait y apparaître non pas en médiatrice de l’absolu de l’homme mais en femme-fatale, femme-corps, femme-mémoire, femme-enfant, femme-énigme, femme-légende et femme-œil, c’est-à-dire en autant de secousses telluriques génératrices de perturbations ou fragmentations polysémiques d’un déjà-là cadenassé de frontières mentales.

Depuis deux années, les pourfendeurs territoriaux du Front islamique du salut (FİS) imposaient une nomenclature aliénant un corps mutilé de toutes parts et si les figures ou silhouettes hiératiques d’Abdelwahab Mokrani traitaient de ses réclusions oppressives ou des dosages traumatiques de son état carcéral, les effusions amoureuses de Noureddine Ferroukhi atténuaient les pulsions de mort au profit de l’Éros, désamorçaient le déterminisme ambiant par le biais de montages iconographiques à saisir comme déviances érotiques et décentrements fantasmatiques. Ponctuées de signes séducteurs suggérant la plénitude sensuelle et charnelle de belles chairs orientales, ses compositions essaimaient la complexité émotive et l’ambivalence organique du corps-cliché, en faisaient frissonner les plages érogènes de manière à troubler et défier l’ordre établi ou rigoriste et par ailleurs à fragmenter le cadre académique ou conventionnel du tableau.

Nadia Spahis l’habillait quant à elle d’images pastelles et de fétiches-alcôves remplissant le vide physiologique d’appartements transformés en cabinet de curiosités venues distraire des « Cités que l’amour a désertées, des lieux où le cœur ne bat plus, où l’homme et la femme, secs dedans, morts à l’intérieur s’évanouissent », écrivait Alain Dromsom, à la page une du catalogue de l’exposition Algérie exil intérieur montée au mois d’octobre 1993 au Centre culturel français d’Alger (CCF).

Les œuvres exposées ne concentraient pas alors la curiosité des publics vers une quelconque obsession libidinale : elles les renvoyaient aux tragédies d’un présent de plus en plus chaotique puisque le 18 octobre 1993, le journaliste de l’ENTV Smaïl Yefsah recevait plusieurs coups de couteau devant son domicile avant d’être achevé par balle, comme l’avaient été auparavant Tahar Djaout, Rabah Zenati, Mustapha Abada, Abderrahmane Chergou, Saad Bakhtaoui et Abdelhamid Bennenni. Relevant également de la profanation des tombes d’anciens combattants, le non-renoncement aux corps installait un désordre institutionnel face auquel le sociologue Benamar Médiène signalait, dans le quotidien El Watan du 03 mars 1993, la nécessité pressante « (…) de prendre en charge (…) le dossier de l’éducation et de la culture, (…) », réaction salutaire sans laquelle le pays allait irrémédiablement « (…) subir un échec terrible. ». Bien que constatant que « Les rapports des Algériens n’ont jamais connu une telle hostilité», que la jeunesse « (…) vit d’amertume et non d’espoir » (N.S, in catalogue cité), il faudra vingt ans à l’ex-étudiante de l’École nationale et supérieure des Beaux-Arts d’Alger pour, dans la noirceur d’un exil parisien, relier rétrospectivement ou rétroactivement cette violence et acrimonie naissantes aux interprétations complémentaires de sa problématique initiale. Pendant ce long intervalle, l’Oranaise affichera encore les visions allusives de l’infondé narcissique, les plans-séquences de l’extase ou de femmes lascives devenues les focalisations du délit et du déni du corps.

Outrepassant le “h’ya” (pudeur) ou s’y conformant, les peintures réfracteront les mauxmiroirs d’une odalisque aux yeux dissimulés sous l’artifice d’un bandeau mais offrant à la délectation de tous les rondeurs protubérantes de seins siliconés, une poitrine aguicheuse toutefois trop pastichée pour allaiter les inaccomplissements d’adolescents algériens en phase de perdition. À un certain degré, ses épanchements instinctuels pouvaient être apparentés aux remodelages d’un corps revenu au centre de l’art contemporain occidental. Malléable, il était une espèce de patte que les body-artistes trituraient, pétrissaient jusqu’à lui faire subir les pires offenses. En se greffant une prothèse de bras, l’Australien Stelarc annonçait l’avènement de l’homme-machine, des performeurs modifiaient chirurgicalement leur visage pour lui donner les traits de la Joconde ou de Vénus et avec la série des Red Dolls, Nadia Spahis se grimait en vamp, en une sorte de sirène fatale à l’attirante chevelure rouge.

Aguicheurs, les portraits synthétiques et stéréotypés, ou encore les posent de poupées gonflables, disaient le superficiel, le faux semblant et environnant, affirmait « (…) au monde que le corps est désormais le lieu d’un arbitraire personnel, une forme provisoire disponible à toutes les reconstructions. Chacun peut faire de son corps ce qu’il entend », soulignait, au sein de l’hebdomadaire Télérama du 15 novembre 2000, l’universitaire David le Breton. Le corps était donc partout réduit à l’état d’objet, privé de son caractère symbolique, les créateurs refusant eux-mêmes d’entretenir avec lui une heureuse relation contextuelle. Son mépris traversait l’esprit du champ artistique américain ou européen, alors que sur le terrain algérien, où celui de la musulmane y était assigné à une résidence-silence, les cadavres s’amoncelaient au rythme des effusions sanguinaires et dévastatrices. La thématique du morcellement du corps, à travers laquelle un panel de protagonistes de la scène mondiale décomposaient ou modulaient l’homme, avait ses propres percutions et déclinaisons dans le champ artistique local, comme le démontreront, après Denis Martinez, Choukri Mesli et M’Hamed İssiakhem, Abdelwahab Mokrani, Mourad Messoubeur, Noureddine Ferroukhi, Karim Sergoua, Rachid Necib, Kamel Yahiaoui et donc Nadia Spahis. Utilisant les codes du voyeurisme ou de la pornographie, celle-ci esthétisait aussi par provocations. Si la réalisation Cliquez-moi fut un clin-d’œil anonyme en direction des fluctuations ludiques et permissives du réseautage internet, l’univers kitsch et glamour de Love, toile où l’éparpillement de perles ou paillettes rappelait la période du disco et de ses boules à facettes, se rapporte à la subversion des tabous chez une génération liberticide et désinvolte transgressant les vieux habitus et magnifiant ses postures au croisement physique du “X”.

 

À ce stade, plus de qayama (prééminence patriarcale), de fiqh qui au sein de l’islam recours à l’idée de “yajouz” (licite) et “layajouz” (l’illicite) de façon à juguler les droits fondamentaux des individus, à ce que le non masculin soit appréhendé en tant que réactif du “halal” (autorisé par la religion) et “haram” (interdit par elle), dualité minimaliste et implacable liée historiquement à la négation des plaisirs de la gent féminine puisque, de l’avis d’Adonis, le vocable même de femme s’applique « (…) automatiquement à son organe sexuel». Ainsi, « İl n’y a plus de femme, uniquement un sexe », un simple instrument à la merci des jouissances de l’homme. Seulement, en Algérie les courants islamo-conservateurs ne se sont pas contentés de ce type de réification. İls ont élargi leurs prééminences à l’École, foyers de toutes les tensions pour des oulémas multipliant les frondes à l’encontre de la réforme du système éducatif, d’une ministre de tutelle accusée d’ourdir des plans à la solde de la France ou de la recolonisation culturelle, en faveur de langues étrangères faisant fi des traditions originelles et portant atteinte aux fondements de l’identité et unité nationales. Basé sur l’intrusion des référents littéraires nationaux, son projet aura eu pour porte voix l’écrivain Kamel Daoud, auteur de l’article “Sauvez Benghebrit, sauvez vos enfants ! “, publié le 09 septembre 2016 par le périodique El Watan. İl y parlait d’enfants « (…) kalachnikovs en main, enturbanés par la bêtise et les néo-moyen-âges. Jouant dans les clips des égorgements avec un drapeau noir et sinistre », de la talibanisation scolaire « (…) qui va construire l’armée des futures islamistes (…), ». Aussi, et afin que la mort ne redevienne pas « (…) l’ultime prise de parole du corps » (Roland Barthes), Nadia Spahis ne polarise plus, depuis au moins la prestation Les anges déchus agencée du 15 au 27 juin 2015 à la galerie parisienne “Monod”, l’attention sur des “amas-zones” fictives investies de charges émotives ou les hybridations “trans-figurées” et dédoublements “fœtalisés” de la volupté féminine. Ses métamorphoses “pieuses” et mythologiques, simulacres matriciels et pigmentaires affiliés aux addictions obsessionnelles du consumérisme sexuel feront dorénavant place à d’autres pertinences visuelles.

Le recadrage paradigmatique et télescopiques cernera les stigmates sous-jacents de la néo-salafisation des esprits, les fragments et mutilations traumatiques d’une quête essentialiste conduisant à la radicalisation d’intégristes voués à contrôler le sacral, par conséquent la vie des gens de l’ici-bas. Près au sacrifices-martyrs, ces fondamentalistes gagnent le paradis terrestre et récoltent 72 vierges (houris), blanches colombes aux yeux noirs fixées sur une bouteille de gaz, bonbonne customisée sur un parterre fleuri d’orchidées ou de têtes d’hortensias.

İntégrés au dispositif surréaliste (relatif à ce principe de l’invraisemblance qu’emploieront les miniaturistes irakiens puis iraniens), trois papillons incolores voltigent au dessus de la poignet-détonateur d’une espèce de bombe céleste. Cosmique, elle est néanmoins truffée des pastiches impactant, à retardement, l’entendement ou aperception historique d’écoliers aux cerveaux formatés par l’enseignement d’une mystique verbale les disposant à rejoindre le peloton des Anges de l’obscure.

 

Nourris aux mamelles du fanatisme ou au berceau de l’incomplétude cognitive, ils rejoindront les maquis endogènes de psychopathes égorgeurs puis les rangs groupusculaires de missionnés enclins à servir, en İrak, Syrie ou Lybie, la Grande destinée, à gagner les récompenses de leur reconnaissance ultime et à déclencher au final les déflagrations du choc des civilisations. Largement investi depuis le 11 septembre 2001, ce concept s’est traduit médiatiquement par la diffusion de mises en scènes commémoratives et victimaires laissant penser que le socle moderniste des sociétés occidentales peut vaciller sous la charge propagandiste ou coups de semonce des fous d’Allah. La croyance en cet improbable retournement permet en définitif d’accorder les épisodes de l’interventionnisme compassionnel à une mémoire-magnétoscope capable de livrer à la terre entière la fabrique d’images-clefs. Celles de Nadia Spahis viennent compenser un déficit de monstration, là où (en l’occurrence en Algérie) il est de bon ton de voiler la face de ses innommables.

 

Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art
Paris, le 29 juillet 2017.