Convié dans le cadre des commémorations du 70ème anniversaire du déclenchement de l’insurrection armée (1er Novembre 1954), de célébrations relatives à la littérature de résistance durant la Guerre de libération ou à l’affirmation de soi face au colonialisme, l’ex professeur de l’École nationale des Beaux-Arts d’Alger (ENBA), Mustapha Boutadjine, arborait dès le 12 septembre 2024 (et pendant un mois) une série de portraits acclimatés au paradigme de renouveau culturel et artistique dans ou par l’authenticité révolutionnaire.
Pendant que Seddik Mahi finalisait l’écriture d’un recueil de contes populaires retraçant le parcours de l’Émir Abdelkader, d’Ahmed Zabana et d’Hassiba Ben Bouali (emblèmes phares de la résilience nationale), l’adepte du packaging (cartonnage dont le design a pour fonction attractive d’attirer l’œil du potentiel client mentalement conditionné à l’achat d’un produit immédiatement reconnaissable) mettait en boîte 26 représentations (24 digigraphies et deux originaux sous-verre) déballées à la salle “Baya” du Palais de la Culture Moufdi-Zakaria. Là, chaque regardeur se trouva face à des pièces de puzzles combinées et fixées de façon à reconstituer la figure identifiable de Résistants (El Mouqawimoune) devenus les symboles de luttes de libération et d’émancipation anticoloniales mais aussi les “proto types” mis en corrélation dialectique avec un discours officiel laudateur glorifiant à longueur d’année les martyrs-héros.
À l’origine de l’exhibition conclue le 12 octobre 2024, il y avait d’ailleurs celle déclinée à l’occasion du soixantième anniversaire de l’İndépendance. Dénommée Les Femmes d’Alger, elle consista en 2022 à imprimer les effigies d’agitatrices sur des bâches elles-mêmes suspendues à quelques immeubles. Passée complètement inaperçue, l’exhibition a, de l’avis du présomptueux auteur, « fait débat (en) mett(ant) la révolution en plein boulevard de Paris » (Mustapha Boutadjine, in L’Expression, 25 sept. 2024). L’ancien collaborateur du quotidien communiste L’Humanité ajoutera avoir « essuyé pas mal de plaintes, des attaques de la part des fachos. » (İbidem). Non avare d’autosatisfactions, il arguait, sans complexe aucun, être le précurseur d’une esthétique de la révolte et d’une technique insolite qui « n’existe nulle part ailleurs (car) ce que je propose est assez révolutionnaire » (İbidem).
Le modus operandi de sa démarche plastique débute généralement par la sélection de « magazines de luxe remplis de marques et de produits renvoyant au capitalisme ou à l’impérialisme ». Ce subversif militant de l’arrière-garde les déchire ensuite en menus morceaux afin de « composer des portraits de révolutionnaires qui sont à contre-courant de ces publications-là » (Mustapha Boutadjine, El Moudjahid, 13 sept. 2024). İl s’agit de la sorte de mettre à mal « (…) la matière première du capital de la bourgeoisie » et produire de facto « (…) des images plus engagées » (Mustapha Boutadjine, in L’Expression, cité en référence), des recompositions dorénavant donc accessibles au plus grand nombre.
Pour le moins démagogique (le résultat final ne dévoile en effet pas que les bouts de papiers proviennent forcément de revues précieuses limitées à des consommateurs financièrement aisés), le discours introductif et/ou explicatif attribue d’emblée une valeur disruptive à la transcription, en artefacts diaprés, de la matière imprimée. La transposition collagiste ou matérielle implique un jeu de couleurs dont la perception abstraite et réaliste n’a rien de commun avec la psychologie de la forme Gestalt, comme l’affirme (au sein du journal algérien précité) notre prétentieux activiste.
İnitiée au cours des décennies 1910 et 1920 par les psychologues allemands Wolfgang Khöler, Kurt Koffka et Max Wertheimer, la théorie de la Gestalt (forme, dans la langue germanique) soumet un champ psychique permettant de définir les principes de la vision, de mieux appréhender comment nous saisissons et structurons certaines données visuelles.
Aussi, lorsqu’un individu scrute une image regroupant diverses configurations, son cerveau les décloisonne ou les confine (conformément à la solution la plus appropriée, souvent la plus simple ou plus logique) et leur attribue une construction signifiante. Dès lors, elles se détachent de l’arrière-plan et participent de la sorte à la saisie entière du dessin. L’exemple le plus concret et courant est celui dit de la multi-stabilité (choisi ci-dessous).
İmage via Wikimedia Commons
L’œil distingue ici simultanément la double interprétation d’une même composition. Ainsi, du vide blanc laissé entre les deux profils noirs (disposés à droite et à gauche d’une feuille) se dégage (selon le principe figure-fond, c’est-à-dire à la première puis/ou à la seconde apparence) une sorte de grande vasque. Ce genre d’ambiguïté visuelle n’animant pas les œuvres récemment montrées à Alger, l’explication hasardeuse de Mustapha Boutadjine ne faisait qu’ajouter de la confusion à ce qui ressemble plutôt à du pseudo-gestalisme.
Que le public algérois ait été proche ou loin du médium regardé, cela ne changeait rien à l’affaire, ne modifiait aucunement son optique initiale ; il discerna toujours la même assimilation collagiste, soit la juxtaposition d’éléments hétéroclites et multicolores aboutissant à apprécier ou pas l’illustration d’un buste ou la reproduction d’un visage.
La configuration des moudjahidate Djamila Bouhired, Djamila Boubacha, Djamila Amrane, Hassiba Ben Bouali et Baya El kahla se conjuguaient à celle de femmes d’origine européenne (Raymonde Peschard, Louisette İghil Ahriz, Jacqueline Guerroudj, sa fille Danièle, ou encore Simone de Beauvoir) qui soutiendront des autochtones entièrement impliquées pendant la Guerre de Libération.
Si l’affiche de la monstration mettait en exergue Larbi Ben M’hidi, c’est qu’elle avait pour principe moteur de condamner toutes formes d’oppression (notamment le colonialisme), d’honorer en cela des politiques, intellectuels et artistes, ces francs-tireurs, fers de lance ou icônes de la liberté et de la dignité, du combat contre la domination et de l’injustice que sont (aux yeux de Boutadjine) aussi Frantz Fanon, Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Fidel Castro, Che Guevara, Hô Chi Minh, Ali la Pointe, Fernand İveton, Nasser, de Nyerere, Eldridge Cleaver, Nina Simone, Myriam Makeba, Bertolt Brecht, Mahmoud Darwich ou Archie Shepp. Originaires d’Afrique, d’Asie, des Antilles et d’Amérique latine, ces partisans qui véhiculeront des valeurs de dignité ou messages d’espoir incarnent (toujours d’après ledit protagoniste) l’histoire des mouvements de luttes et l’Algérie en marche.
Dans son ultime communiqué de presse, l’enfant du quartier “La Glacière” réchauffera les cœurs en soulignant chercher à rester « fidèle à son projet artistique accès sur la problématique de l’engagement ». İl ajoutera à cette occasion vouloir mettre en lumières les « voix puissantes du parcours révolutionnaire de l’Algérie et du monde opprimé », témoigner de leur indéfectible conviction. Ses hommages incluent par ailleurs Maurice Audin, les Black Panthers, la chanteuse Zaz et l’éditeur Nils Anderson. En 2015, sortait justement l’ouvrage Collage résistant (s), une monographie consacrée à 300 portraits-mosaïques alors accompagnés des textes d’amis ou de personnalités. Sensible à l’attention exprimée, Ernest Pignon-Ernest écrira complaisamment que « Mustapha Boutadjine confère à l’art du portrait un surcroît de sens. Chez lui, la représentation d’un visage, par-delà une forte et scrupuleuse ressemblance, se veut un témoignage d’une figuration plus vaste, et même pourrait-on dire plus profonde, plus fouillée, plus sédimentée ».
Très apprécié du côté des érudits de la peinture et des spécialistes de l’happening urbain, le street artiste français peut se targuer de bénéficier d’une notoriété internationale. Or, ce n’est certainement pas le cas de l’occasionnel complimenté. Bien qu’inconnu au bataillon de l’art contemporains, le périodique El Moudjahid du 13 septembre 2024 maintiendra pourtant le contraire en signalant l’intérêt de voir en Algérie « 24 toiles d’un artiste aujourd’hui mondialement reconnu pour sa technique du collage ».
Complètement néophyte en matière de création et de marché de l’art, Soraya Mouloudji renchérissait en affirmant que le plébiscité de l’heure constituait « une valeur artistique algérienne de grande renommée sur la scène mondiale » (Soraya Mouloudji, in APS, 14 sept. 2024). La zélée locataire du ministère de la Culture invitera à fortiori les étudiants des “Beaux-Arts” à visiter une manifestation « nationale et internationale de révolte et de résistance » issue « (…) d’une collection de 300 portraits prisés par les amateurs d’art à travers le monde». Ce que ce genre d’éloges et commentaires condescendants dénote, c’est bien la légèreté avec laquelle sont reprises les références et informations. À ce titre, même la biographie de Mustapha Boutadjine ne fut pas vérifiée ; le concerné avance avoir débuté à l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger (ESBA) en 1971 alors que, se substituant à celui dit national, ce second statut pédagogique ne deviendra effectif qu’en octobre 1985.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture.
Après le Palais de la Culture, l’exposition Les Résistants a fait escale à la Maison de la Culture de Tizi Ouzou, ainsi qu’à Sétif et Tlemcen. Cette exposition itinérante est également programmée dans d’autres wilayas.