Durant près de quatre minutes, le générique introductif du film éponyme installe le spectateur sur un plateau de télévision, lui détaille les protocoles du tournage en cours d’élaboration et met d’emblée ce cinéphile averti face au plan fixe d’une diva orientale qu’il entend mentalement murmurer : « je suis tendue, comme si tout me filait entre les doigts ». Cette piste sonore et visuelle le prépare à sa progressive déréalisation, focalise parallèlement les regards sur un visage retouché pendant une séance de maquillage, visage que nous confondrons d’abord avec celui de l’actrice française Marie-France Pisier (aujourd’hui décédée) à l’affiche du long métrage de janvier 1979 L’Amour en fuite.
Onze mois plus tard (novembre 1979), Algérois, Moscovites et Nantais assistaient cette fois à la perdition d’un être rempli d’incertitudes et envahi par le doute, découvraient en avant-première le portrait jusque-là inconnu de Yasmine Khlat. Née en 1959 au sein d’une famille syro-libanaise d’İsmaïlia (Égypte) contrainte de rejoindre dès 1964 le pays du cèdre, l’exilée de circonstance fréquentera à Beyrouth le Collège protestant puis y entamera à l’âge adulte une carrière cinématographique grâce donc à une œuvre qui lui vaudra le prix de la meilleure comédienne, distinction reçue en 1979 au Festival international du film de Moscou.
Montrée à l’automne de la même année au sein des salles noires d’Alger et du Festival des 3 Continents de Nantes, la “pièce unique” de Farouk Beloufa fut également appréciée en 2008 au Festival de cinéma de Douarnenez puis à la manifestation Cinéma(s) d’Algérie de 2009 à Marseille, programmée ensuite à Paris au Forum des images (2013) et le 29 août 2021, lors de la 14ème édition du Festival francophone d’Angoulême. L’hommage rendu au 7ème art algérien permettait alors de diffuser une création-comète victime de béotiens locaux ou gardiens du mainstream refusant de la promouvoir à l’étranger, de l’inscrire sur la liste des principaux rendez-vous de la consécration internationale. Cette volontaire invisibilité explique sans doute pourquoi elle sera révélée aux cinéphiles libanais qu’en 2010, soit douze ans après que des techniciens ou opérateurs algériens aient décidé de planter leurs caméras et de tendre leurs perches à Beyrouth.
Signalant (via une interview octroyée en 1976 à la revue Africultures) ressentir l’urgence de travailler au cœur d’une cité appréhendée comme plus respirable qu’Alger-la Blanche où l’écume des ressacs démobilisateurs envahissait le moindre espace de libre expression, où « muselé et dévitalisé » il cherchait en vain l’oxygène moteur après avoir subi en 1973 la coupe réglée de la commande publique İnsurrectionnelles, où sévissait à fortiori les commissions de censure de philistins ciselant des bandes réduites à l’anonymat et restreintes au silence, Beloufa « était fasciné par le foisonnement des idées (…), la liberté de parole et de mouvement dans le Liban des années 70, par la multiplicité des orientations politiques ».
Ces précisions viennent de Jocelyne Saab, responsable du making-off Sur le tournage de Nah’la, un document d’une trentaine de minutes ressorti tardivement des tiroirs et dont l’intérêt instructif est de divulguer les coulisses de l’histoire, celle d’une jeune star en perte d’organe ou timbre « qu’on prend en pleine ascension, qu’on fabrique (…) et le processus de fabrication de cette vedette concentre l’ensemble des astreintes soumises pour arriver à en faire une image », répondra en préambule Beloufa. Plus concret, il stipulera à la suite que « Nahla est moins un symbole qu’un personnage (…) », que le choix d’une chanteuse se déterminera « en raison de sa place particulière dans le rapport aux masses, au peuple (car) elle a (la) position du leader (…), quelqu’un à travers lequel on se projette », on s’incarne en quelque sorte.
La mutuelle entente ou possible communication artiste-public se brisant subitement sur les planches du “Piccadilly Théâtre”, le film « se termine lorsque Nahla se replie définitivement sur elle-même » notifiait l’ex-Algérois. Elle perdra pied en plein récital et cet espèce de collapsus atrophique éprouvé sous des lumières éteintes traduit secondairement « un mouvement de désintégration de personnages dans la société libanaise », dissolution à agréger aux nations du Maghreb, Proche et Moyen-Orient puisque si « le film se passe au Liban (…) il concerne le monde arabe » résumait en épilogue le réalisateur. À ses yeux « les contradictions se sont déroulées de cette manière (là où) il y avait une disposition à ce que ça s’exprime ainsi de façon ouverte et violente, mais ce sont des contradictions que l’on retrouve dans la majeure partie des pays arabes ». Le schisme culturo-religieux préoccupait par conséquent à différents degrés « certains hauts dirigeants du FLN se demandant si l’Algérie n’allait pas connaître une sorte de guerre civile comparable » confiera Jocelyne Saab.
Conviée à présenter au milieu de la décennie 70, et devant un parterre de notables ou apparatchiks, ses documentaires à la Cinémathèque d’Alger, la reporter indépendante rencontrera au stade du “haut lieu de la cinéphilie mondiale” (stipulait-elle à l’occasion), plusieurs producteurs et se liera d’amitié avec Farouk Beloufa, lequel découvrait Lina Tabbara (alias Maha) à travers son essai Lettre de Beyrouth. Après Beyrouth, jamais plus (1976), il s’agissait de la seconde chronique (datant de 1982, l’ultime se nommera Beyrouth, ma ville) en mesure de lui faire saisir l’essence de la déflagration et lorsque le paria ou débouté du cinéma algérien atterrissait en 1978 au sein de la capitale libanaise, le conflit confessionnel avait déjà passablement métamorphosé une contrée aux cultures de moins en moins réconciliables. L’armée syrienne s’y confrontait à des milices chrétiennes divisées en clans dissidents et la ville polysémique (ou poly-sémite) s’enfermait inexorablement dans des luttes internes hypothéquant durablement les accointances jusque-là plus ou moins cordiales entre les diverses identités ou spiritualités.
Les tentatives de rétablissement du consensus liminaire butaient sur des désaccords (exemple refus du départ des troupes intruses), la nouvelle offensive menée dans le Sud en mars 1978 par les forces israéliennes (Opération Litani), des violences inter-chrétiennes (juin 1978, les Forces libanaises assassinaient Tony Frangié, le leader de la Brigade Marada) et celles concurrençant Front libanais (alliance à prégnance maronite) et congrégation palestino progressiste (à dominante sunnite ou musulmane et affiliée à l’OLP) à laquelle appartiendront Maha, Hind (Nabila Zeitouni ou Zitouni), Raouf (Hamissi Fayek) et Michel (Ahmed Zine). Quand celui-ci sera pris à partie par Marcel (un franc-tireur du clan antagoniste qui, perché en haut d’un immeuble, tirera sur le taxi dans lequel se trouvera Larbi) tout partira en vrille et la guerre fera vraiment irruption au sein du film.
Assistant à la risque, Nahla criera et ce hurlement déchirera le rideau voilant ce que beaucoup refuseront de voir ou d’admettre : la mèche allumait le baril de poudre et le Liban ne sera jamais plus comme avant. À l’échec des forces occidentales d’interposition, suivra l’ascension d’Amal et du Hezbollah (scission chiite issue de la guerre civile, le second optant en faveur du droit au retour des Palestiniens), le recul volontaire d’İsraéliens laissant le terrain aux Syriens (retrait accepté après le cessez-le-feu américain) et fermant les yeux les nuits du 16 et 17 septembre 1982, lorsque les milices phalangistes libanaises entrèrent dans Sabra et Chatila, camps situés à la sortie Beyrouth où elles élimineront de 700 à 3500 civils, femmes et enfants compris. Guérillas urbaines entre groupuscules munis de M-16, kalachnikov, canons et lance-roquettes, tirs de snipers masqués, assauts, exécutions sommaires, embuscades et pillages ponctueront le quotidien de citadins perclus des deux côtés de la ligne verte séparant les maronites des sunnites.
İnformé avant son arrivée de la situation et bénéficiant de contacts sûrs, Beloufa pouvait dès lors déballer ses valises de bobines, d’autant plus et mieux les dérouler que Yasmine Khlat, l’indispensable femme-totem, était maintenant dénichée. Moins fil conducteur qu’archétype, l’héroïne se voyait ainsi confier « le premier rôle dans une œuvre culte de l’époque (cela) malgré mon accent douteux en arabe, » avouera ultérieurement la désormais romancière. Chez l’autrice de Cet Amour (son dernier opus) « le français dominait » et l’environnement multiculturel la prédisposait à privilégier la langue de Voltaire. Aussi, elle intériorisera et acceptera cette « identité métissée » justement mise à mal dans un Liban cosmopolite en prise directe avec les turbulences et fracas d’une guerre civile amorcée le 13 avril 1975. Revenant à la source de l’affrontement, une des séquences de Nah’la exhibe des Palestiniens du camp de Sabra transportés à l’hôpital après l’attaque d’un autobus par les phalanges libanaises (Kataëb).
Le décès de 27 d’entre eux entraînera dès lors la généralisation du corps à corps rapproché entre Palestiniens sunnites et phalangistes chrétiens, chacune des factions en présence-conflit dressant ce dimanche-là des barricades afin de se protéger des tirs d’armes à feu rapidement suivis du largage de roquettes. À la fin, debout derrière une fenêtre aux persiennes écartées, la journaliste et employée de banque Maha compte leur nombre, remarque que deux mois auparavant une seule tombait « toutes les heures, et maintenant c’est toutes les minutes (…). İl ne nous reste plus qu’une chose : nous balancer des bombes à la face » concluait-elle désabusée. Préférant ne plus se soucier de la Ville qui sombre dans le désenchantement et la spirale du déchirement, son amie Nahla avait en amont choisi la fuite en avant.
Accompagnée du manager lui garantissant la tournée des “Princes du Golfe persique”, elle quittera en catimini un champ de bataille duquel tentait également de s’extirper l’Algérien Larbi Nasri (Yousef Sayeh ou saïah), témoin circonstanciel du délitement pluriculturel et parallèlement de l’altération psychique de Nahla. Bien qu’il assistera impuissant à la décomposition de l’étoile, l’envoyé spécial n’était pas à Beyrouth pour suivre sa plénitude médiatique mais couvrir tout bonnement l’actualité libanaise. Emporté malgré lui dans le tournis des événements et concomitamment séduit par trois fortes personnalités pareillement aux prises avec les tourmentes endogènes, ce photographe-voyeur assistera la destinée de chacune d’entre-elles. İl partagera tour à tour l’idéalisme de Hind, le déboire sentimental de Maha et les dérobades de Nahla, fixera ou pixellisera chacune sur pellicules sans toutefois manifester d’adhésion ou de réprobation, tout se passant en dehors de ses improbables interpositions. À la fois présent et absent, cet espèce de funambule de la contingence oscillera entre atermoiements amoureux et nouages amicaux, balancera entre dilettantisme émotif et rêverie jusqu’à ce que la réalité le rattrape quand, entendant des rafales de mitraillettes, il décida aventureusement d’aller au centre des coups de boutoir et secousses telluriques.
L’intrépide hélera un taxi, insistera pour que le conducteur le mène là où ça flingue, servira de cible à un franc-tireur (Marcel) et se fera finalement coincer à l’intersection d’une rue. Des hommes en armes l’extirperont du véhicule, abattront l’infortuné chauffeur et laisseront son ex-passager complètement sonné, abasourdi à la merci du premier excité venu. L’instinct du chasseur d’images prenant le dessus, Larbi multipliera les clichés et recevra un éclat (de pierre ?) au niveau de la paupière.
La scène initiale relatant des heurts proprement conflictuels commence dix minutes après le début du film, survient lorsque le récent débarqué assiste à une mise au point sur l’invasion israélienne accomplie à partir du village frontalier de Kfar Chouba, un emplacement stratégique cartographié à environ 130 km de Beyrouth.
Dans la salle de presse, on distingue, hormis Maha, la militante Hind, le personnage féminin renvoyant le plus à l’origine de la problématique socio-culturelle libanaise ; elle est à corréler à la Nakba (la Grande catastrophe), cet exode de 800.000 Palestiniens chassés de leur terre en 1948 depuis la reconnaissance par l’ONU d’İsraël. Entassés, presque 500.000 d’entre eux occupaient en 1975 une quarantaine de camps, y attentaient l’espéré droit au retour ou l’éventuelle naturalisation préalablement suscitée, une offre cependant source de tensions internes tant elle risquait de déséquilibrer démographiquement un pays d’accueil comprenant seulement quatre millions d’habitants. Rejetant très tôt une telle éventualité, chrétiens et musulmans chiites craignaient pour la cohésion nationale, leurs conditions de vie ou pouvoir d’achat et ce blocage constant à l’intégration ou acceptation de milliers de sunnites deviendra le second facteur de la proche explosion (le premier incombait à des Palestiniens lançant, à partir du Liban, des attaques contre İsraël).
Figure emblématique d’une Palestine en lutte et en quête de reterritorialisation, l’activiste Hind fera visiter ou découvrir à Larbi la situation déplorable des réfugiés et son attitude prévenante à leur égard lui remémorera à postériori les expériences communautaires de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA), lui évoquera tellement les “djounoud du développement” qu’il lui dira ceci : « Tu sais, tu ressembles à ces étudiants volontaires, pleins d’enthousiasmes, d’idéalismes et qui vont dans les campagnes aider les paysans des coopératives ». Bien que cette période du “socialisme-spécifique” soit irrémédiablement derrière nous, Beloufa concèdera subséquemment s’inspirer des illusions enterrées ou idéaux perdus. Attestant d’un véritable tournant idéologique « Nahla est peut-être le plus abouti des films sur les jeunes de la gauche arabe des années 70 » écrivait le 07 décembre 2004, Nidam Abdi, ancien chroniqueur au quotidien français Libération.
Quelques mois plus tard, le même quotidien parisien profitait d’une parution télévisée pour relever la « modernité artistique ou politique » d’une production en prise directe avec les rivalités idéologico-confessionnelles confrontant de 1975 à 1990 islamistes, phalangistes et palestiniens sunnites, tellement impliquée qu’elle synthétisait les nœuds gordiens d’une inextricable complexité socio-culturelle et les soubresauts “à-venir” des mondes arabes et forcément d’une société algérienne différemment impactée. Collant encore, quarante-deux années après sa sortie, avec l’actualité proche-orientale, Nah’la reflète autant les débats enflammés des progressistes que la fin d’un nationalisme arabe marxisant phagocyté par les négateurs de la laïcité à l’occidentale, lesquels décelaient dans l’arabisme ou le nassérisme triomphant une altération de l’identité pure et de la culture authentique. Avec son coup de maître, Farouk Beloufa demeurait le rare intellectuel de l’ex-Mecque révolutionnaire à même d’annoncer avant l’heure les ondes de choc du fondamentalisme expansionniste. La mort des utopies ou croyances naïves des décennies 60 et 70 traversait par ailleurs le reportage Les filles de la révolution.
Monté en janvier 1968 à l’İnstitut national de l’audiovisuel (İNA), il ne sera jamais distingué par la RTA (Radio-télévision algérienne pourtant productrice de Nah’la) probablement parce qu’il dévoilait une algéroise ôtant son hidjab derrière le pylône d’une artère d’Hydra, parce que Fadéla M’Rabet y dénonçait « La condition scandaleuse faite à la femme dans un pays qui se dit socialiste, l’article 18 de l’avant-projet du Code de la famille ainsi que les suicides de jeunes fiancées n’acceptant pas le mariage traditionnel ». Zohra Sellami, la future épouse d’Ahmed Ben Bella, parlait quant à elle sans détour de délivrance et sa coupe de cheveux à la garçonne ressemblait à celle de Jean Seberg, partenaire de Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle et soutien des Black Panthers retrouvée inanimée le 08 septembre 1979, soit presque un trimestre avant la projection algéroise de Nah’la.
Chronotope majeur, l’année 1979 synchronisait le retour aux sources de salafistes en quête de racines sanguines ou d’ancrages essentialistes susceptibles de servir d’incubateurs à leur recomposition cultuelle et, bientôt consacrée phare lumineux ou jalon iconique de la modernité arabe, la fiction semi-réaliste, que l’analyste libanais Pierre Abi Saab considérera « d’une importance historique », offre une polarisation de premier choix à trois femmes souvent filmées la cigarette au bec sans que l’acte de fumer puisse être interprété comme un flagrant délit ou outrage aux bonnes mœurs. Assumant ses engagements, Hind est en perpétuel mouvement et porte la contradiction aux conjoncturels interlocuteurs pendant que Maha, l’autre Palestinienne effrénée, essaie, malgré un patent échec professionnel et matrimonial, de garder la tête froide, ce que n’arrivera jamais à faire la désorientée Nahla. Ses revirements reflètent une nation arabe en perte de repères, glissant jour après jour dans la déliquescence globale et les confusions du chaos. Sur la corde raide ou ligne de crête, elle vacille, s’enfonce au creux des résonnances labyrinthiques et dichotomiques, s’enlise au marécage de la dévastation. L’instabilité chronique des protagonistes module la trame intuitive des contradictions, c’est-à-dire des complexités humaines, et l’effondrement de la sensibilité mosaïque caractérise le taraudage de corps organiquement bousculés, mentalement fracassés. Objet de désir (platonique ou sexuel), Nahla éconduit maints prétendants (Larbi en tête) et ne peut davantage s’offrir à la population d’un monde décousu. İncapable de résister à la pression environnante, elle « se démène beaucoup avec elle-même (…), peut symboliser tous les conflits présents au Liban », mentionnait Yasmine Khlat au sein du making-off, mais au bout du bout, nourrie de convoitises et réussites personnelles, l’adulée démissionne par anxiété et égotisme. Ce renoncement contrastera tellement avec le combat qu’assumera Hind, que les deux femmes ne s’interpelleront jamais, ne noueront pas davantage d’affinités. Sorte d’intermédiaire, Maha remplira ce vide (volontaire ou à constater), fera jonction et complétera le trio que met en exergue Nah’la.
À la question du tabloïd Le Monde (du 19 avril 2008) « Pourquoi ce film signe-t-il le crépuscule de la carrière de Farouk Beloufa plutôt que ses débuts prometteurs ?», il faut sans doute répondre que « l’un des plus beaux jardins secrets du cinéma algérien » est passé à la trappe de l’oubli pendant trente-cinq années parce qu’accordant une certaine émancipation à un sexe opposé décidant de mener sa barque à cause, ou indépendamment, des événements extérieurs.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture.