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Un monde sous pression de l'artiste contempraine marocaine Batoul Shimi. © Batoul Shimi / FRAC Corse

Regard sur l’école moderne marocaine par Jean Michel Bouhours

A la Biennale des jeunes de Paris en 1961, la section des artistes contemporains marocains crée la surprise : le talent de Gharbaoui, Belkahia, Cherkaoui, Melehi… s’impose. Les grands critiques d’art français prescripteurs de cette époque décèlent très tôt ce mouvement refondateur, faisant preuve d’une extraordinaire clairvoyance et objectivité : Pierre Restany en tête mais aussi Gaston Diehl, Waldemar George, Jean-Clarence Lambert célèbrent un art abstrait principalement informel issu d’une autre histoire culturelle. Alors que s’ouvre un lent processus de décolonisation qui n’est pas indolore dans les relations entre la France et le Maroc, dans le champ artistique, la modernité à laquelle adhèrent ces artistes nés au Maroc, se conçoit comme un principe international, qui concorde parfaitement avec les aspirations anticoloniales.

Le processus d’édification d’une nouvelle nation fut complexe, tant le pays devait faire face à un manque de formation des élites politiques, l’absence de structures permettant de promouvoir la création, d’un véritable enseignement, d’une politique de protection du patrimoine, au poids des politiques culturelles des missions étrangères, sans oublier les effets de la colonisation sur les habitudes prises et plus profondément les esprits. Venus étudier en Europe, cette génération d’artistes ne pouvaient alors entrevoir les limites de l’utopie moderniste internationale et le potentiel piège européocentrique à aller vers l’épicentre que représentait l’ancienne « métropole », ni déceler une ambiguïté dans leur démarche : ce phénomène devait se vérifier d’ailleurs pour l’ensemble des artistes des pays « périphériques » (les pays colonisés) qui se rendaient à New York, Paris , Rome ou Londres au lendemain des indépendances.

Revenant chez eux à partir de 1955 (jusqu’en 1964), motivés pour contribuer à la construction d’une nouvelle nation, ces artistes sont vite confrontés à de très profonds dilemmes : la volonté de revivifier l’art ancestral de leur pays à l’aune de leur expérience de la Modernité sera confronté à un « nationalisme anticolonial » revendiquant une identité culturelle plus strictement « nationale » et endogène et qui se terminait par un repli sur soi. Ces tensions entre « indigénisme » et
« modernisme » du nationalisme anticolonial ont été réelles dans Regard d’un Conservateur Français sur l’école moderne marocaine chaque pays de la décolonisation et ne furent jamais réellement résolues comme le pointera Edward Said dans Culture et impéralisme. Dans l’influente revue Souffle qu’il dirigeait (n°7-8 du 4e trimestre 1967), le poète Abdellatif Laâbi, faisait le constat que quand on cherchait à prendre le problème à bras le corps de la décolonisation des esprits, se posait alors le legs problématique des sciences humaines coloniales.

Parmi celles-ci, l’ethnographie coloniale mais aussi l’histoire de l’art qui a fonctionné jusqu’à une période récente sur un européocentrisme exacerbé. En occident, l’abstraction fut un cheminement qui au tournant du XXe siècle, remettait en cause la tradition picturale occidentale instituée à la Renaissance ; il lui fallut conceptuellement le secours des philosophies orientales, de la théosophie, du soufisme, des textes hermétiques pour construire les éléments théoriques d’un « art non objectif ». J’ajouterai la présence permanente dans l’art occidental de la philosophie pythagoricienne de l’harmonie parfaite, qui est pure abstraction. Pour autant pour Dora Vallier, auteur de L’Art abstrait, un livre qui fait référence sur le sujet, l’art abstrait est une invention de l’art occidental au XXe siècle et s’il y a eu une forme d’abstraction dans d’autres cultures, celle-ci était à des fins d’ornementations ou de symbolique et de nature « antinomique » à l’art abstrait occidental. Très récemment les travaux de l’historien d’art allemand Hans Belting réduisait en miette le concept d’ornementation à propos de l’art islamique, en invoquant un art fondé sur la tradition arabe scientifique des mathématiques et de la physique (Hans Belting Florence et Bagdad). Shaker Laibi (Soufisme et art visuel) n’hésitait pas à démontrer les convergences formelles entre la symbolique calligraphique contenues dans les épîtres des Ikhwân alSafâ (Frères de la pureté, VIIIe-Xe siècle, Bassora) et l’ouvrage Point Ligne Plan de Vassily Kandinsky ou relier au nom d’un concept kantien, l’architecture de la Ka’aba et la sculpture minimaliste occidentale.

La dimension mystique et spirituelle qui a prévalu chez Kandinsky, Mondrian ou Malevich provient incontestablement de la théosophie, dont les sources sont du côté des ésotérismes brahmanique et bouddhique. Or c’est bien au nom du spirituel dans l’art, de ce que Wilhelm Worringer nommait « le sentiment cosmique » , qu’occident et orient se retrouvent au-delà des cultures et des dogmes religieux autour d’archétypes formels, expression saisissable d’une idée insaisissable (Franz Marc). Comme le faisait remarquer Melehi, il ne faut pas ignorer le cadre religieux et spirituel dans lequel étaient exécutés traditionnellement en Orient les métiers de la sculpture, de la peinture, du cuivre ou de la céramique.

Dans son livre Parole nomade, Mohammed Kacimi fera un constat sévère des relations orient-occident en art : « Or l’Occident, ce fauve terrifiant, a aussi ses moments de simulation, d’hésitation et de lassitude. Il connait des périodes au cours desquelles tarissent ses capacités à produire un art fort et, en cet épuisement, il se réfugie dans le rapt ou la sollicitation des autres civilisations, afin d’alimenter son corps exténué. (…) Son aptitude à l’assimilation et à la digestion transforme et unifie cette cueillette hétérogène au creuset de sa propre civilisation, comme s’il s’agissait de son jardin propre inaliénable. »

De retour au Maroc, second temps de leur démarche, ces artistes ont conscience de l’« impérialisme culturel » des pays riches et de la nécessité d’être le moteur d’une nouvelle création ouverte sur le Monde mais fondée à partir de la périphérie. Les discours universalistes avaient perdu de leur crédit (la face sombre des Lumières commençait à poindre) et surtout les centres de gravité de la création se modifiaient. La récupération de l’art traditionnel connait aussi ses écueils : l’interprétation strictement « formelle » du signe que l’on « consomme », nostalgie aidant, strictement dans le champ visuel, faisait disparaitre leur fonction émotionnelle d’origine. Ce retour sur la tradition s’opère après l’expérience de la rencontre avec les avant-gardes internationales pour répondre d’une nécessité d’historiciser leur propre démarche.

L’une des initiatives les plus fortes en ce domaine fut l’engagement de Farid Belkahia à la direction de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, pour transformer de fond en comble la formation artistique des jeunes marocains. Accompagné dans ce projet par Melehi, Chebaâ, Ataallah, Hamidi, Belkahia procède à une refonte complète de la pédagogie. Le projet vise à liquider l’héritage colonial, en tissant le lien – Kacimi déclarera qu’il était de nature transcendantale – entre arts traditionnels du pays et la création contemporaine. Souhaitant une rupture identitaire, Belkahia fait réintroduire à l’école l’enseignement des arts traditionnels : poterie, tissage, tapisserie, bijoux. La décolonisation des esprits passait par un rejet de la tradition artistique occidentale, tant la Renaissance que l’impressionnisme, au profit d’une réappropriation de leur propre culture, un processus d’« indigénisation ». L’artiste devait être le passeur de sa propre histoire comme l’écrira Kacimi (« Je parle la langue maternelle », 1997). Melehi accroche des tapis berbères aux murs, fait faire aux étudiants des agrandissements des motifs de l’artisanat pour créer de nouvelles formes à partir des signes et symboles ancestraux et en contrepoint enseigne aux étudiants l’histoire des mouvements d’avant-garde en occident du bauhaus, du futurisme ou de dada. Dans la lignée d’une vision universelle de l’art qu’avait initiée Alois Riegl, Toni Maraini enseigne une histoire allant du néolithique au contemporain. Un effort spécifique fut porté sur l’éducation visuelle et la conceptualisation. Au sein de l’école, Melehi tente un nouveau projet pédagogique, introduit les techniques modernistes du collage, de l’art d’expression gestuelle, de la photographie, de l’intervention automatique ou physique sur des supports existants et prône l’intégration de l’art dans la vie quotidienne: places publiques, lycées, etc…La grande Exposition Manifeste en 1969 sur la place Jamaa el Fna à Marrakech est emblématique du processus en cours, venant marquer ostensiblement l’indépendance de la création contemporaine vis-à-vis de l’art officiel marocain des « Salons de Printemps » ; ses organisateurs, qui veulent déjouer l’accusation d’être un art élitiste parce qu’abstrait, cherchent au contraire à démontrer que l’art abstrait contemporain est capable de s’affirmer au sein du jeu politique comme expression à la fois identitaire et universaliste. Les disparitions prématurées de Jilali Gharbaoui et d’Ahmed Cherkaoui ont incontestablement porté un coup à un mouvement abstrait d’une ampleur inédite dans le monde musulman et d’une originalité incontestable au regard de l’histoire de l’art abstrait. L’art du XXe siècle est fait de fécondations et d’hybridations. L’Histoire de l’art moderne à Casablanca a montré qu’une génération d’artistes était capable de revendiquer sans hiérarchie ni interdits d’aucunes sortes, les alphabets berbères et l’art informel occidental, le soufisme et le bouddhisme zen, les dessins des muqharnas et l’œuvre de Bissière, pour aller porter plus avant leur propre aventure identitaire.

JEAN-MICHEL BOUHOURS
Sourcehttp://www.cmooa.com

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À PROPOS DE L’AUTEUR
Curateur indépendant et historien d’art français. Ancien directeur du Nouveau Musée national de Monaco (2003-2008). Ancien Conservateur en chef des collections modernes au Centre Pompidou à Paris. Commissaire de nombreuses expositions parmi lesquelles Lumière Transparence opacité (Monaco 2006), Kees van Dongen (Monaco 2008, Musée des Beaux-Arts de Montréal 2009, Museo Picasso Barcelona 2009), Dali (Centre Pompidou 2012, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid 2013), Anselm Kiefer (Centre Pompidou 2015)