Un certain nivellement des genres et valeurs s’est amorcé dans le champ pictural algérien au début puis au milieu de la décennie 80, grâce notamment à l’ouverture successive du Centre culturel de la wilaya d’Alger (novembre 1981) et de la galerie “İssiakhem” (octobre 1985).
Le premier espace permettra d’étaler les diverses propositions du moment sans toutefois échapper aux événements symboliquement rattachés à la Guerre de Libération nationale puisque inauguré à l’occasion de 27ème anniversaire (1954-1981) de l’insurrection armée. Bien que lui-même situé au cœur du spacieux complexe Riad-El-Feth, précisément entre le Maqam Echahid (sanctuaire du Martyr), l’emblème phare de la lutte pour l’İndépendance, et le Musée central de l’Armée ou Musée national du moudjahid, le second (renommé ensuite “İsma” ou “Esma”) deviendra la vitrine de l’art contemporain et se chargera à ce titre de mieux cerner la complexe notion d’artiste-créateur.
Manifestement rétif à l’unanimisme mobilisateur, voire à l’économie planifiée, Mustapha Orif, le gérant de l’ex-galerie “İssiakhem”, misera d’emblée sur le registre de la concurrence de manière à séparer le bon grain de l’ivraie, « (…) à faire émerger les artistes de talent pour qu’un public le plus large puisse les distinguer des autres artistes (…) qui ne fournissent pas le travail nécessaire pour que l’on puisse les célébrer de la même façon qu’un créateur » (Mustapha Orif, in Variétés, 22-28 déc. 1991).
En focalisant l’attention sur les artistes dits “sûrs”, l’agent culturel installait les indices ou données fiables de la compétence et de la singularité plastique, plaçait le curseur sur les réquisits d’originalité et de rareté, répondait de la sorte à une attente de consécration nettement perceptible chez des “Anciens” confrontés au gallicisme d’échanges aléatoires, à la versatilité des estimations, à une taxinomie établie indépendamment des conventions marchandes et en l’absence d’experts en mesure de profiler leur visée d’éternité ou aura. Des catalogues de bonne facture et des analyses plus étayées contribueront tout autant à la professionnalisation d’un lieu en quête de visibilité internationale, un souhait légitime cependant difficilement réalisable en raison d’un manque de financements et d’attractions réellement exprimées du côté des potentiels collectionneurs nationaux ou étrangers. La trop tardive inauguration du Musée d’art moderne d’Alger (concrétisée en 2007, soit quarante trois ans après l’énumération du projet) et l’enseignement ronronnant d’une école supérieure des Beaux-Arts (ENSBA) de plus en plus polarisée sur les attraits décoratifs du design artisanal expliquent la stagnation d’une scène artistique locale de plus en plus distante des places marquantes de l’innovation, surtout depuis qu’elle subit les carcans idéologiques d’un discours islamo-conservateur qui, fondamentalement affilié au culte de l’authenticité, l’éloigne des concepts régénérateurs de subversion visuelle ou transgression esthétique.
Au même titre que le champ politique, celui de l’art ne peut, en apparence, pas s’émanciper des tropismes et entendements mis en résonnances avec les signifiants maîtres du continuum révolutionnaire. Aussi, la ré-ouverture, le 03 juillet 2021, de la galerie “İsma” (ou “Esma”) se fera en concordance avec la commémoration du 59e anniversaire du 05 Juillet 1962. De là, le titre racoleur de l’exposition L’indépendance aux couleurs de l’art agencée de façon à « rendre hommage aux anciens artistes algériens qui ont donné le meilleur d’eux mêmes, en relatant les méfaits du colonialisme », annoncera fièrement Amel Mihoub, l’heureuse bénéficiaire (élue par l’Office de Riad-El-Feth) de l’endroit convoité.
Membre active de la récente “Association des concessionnaires de Riad-El-Feth” (Acoref), la déjà responsable de la galerie d’art “Le Paon” envisage d’assouplir la procédure d’octroi de locaux au loyer expansif, donc non attractif, d’en prêter « aux jeunes artistes ou artisans au talent prometteur », d’assouplir les procédures afin d’attirer une multitude d’enseignes, de remobiliser une infrastructure en perdition (sanitaires et climatisation délabrés, inondations et infiltrations d’eau, insécurité). Parmi les 80 surfaces initialement attribuées (sur les 120 existantes), seule la moitié d’entre elles restent toujours en activité (quarante vides et autant non exploitées) et afin de leur offrir la meilleure des vitrines, l’Acoref assertera qu’il « est indispensable d’accorder l’importance qu’il faut à ce lieu baigné d’histoire, notamment sur la Guerre de Libération nationale » (İn Le soir, 09 mai. 2021).
C’est donc dans ce cadre formel que la partenaire de circonstance faisait part de la relance d’une salle rouverte préalablement en janvier 2019 pour accueillir les planches de dessins animés et du manga. Après avoir essuyé les plâtres, l’ancien factotum (Mustapha Orif) jettera l’éponge une fois convaincu du manque de déontologie et de transparence de galeristes rivaux venus lui piquer, sous son nez, quelques poulains et pratiquant de surcroît des prix exorbitants sans relation directe avec une pensée élaborée ou les critères objectifs du marché de l’art. Le nouveau souffle dont parle avec exaltation Amel Mihoub s’orchestrera autour d’un méli-mélo ou mélange des genres puisqu’elle « compte bien exploiter cet espace à travers l’organisation prochaine d’imposantes expositions de peinture, de conférence-débat, d’ateliers d’apprentissage du dessin pour enfants et adultes ainsi que la présentation et la vente de nouveaux titres littéraires». (Amel Miloud, in El Watan, 10 juil. 2021)
Généralement, lorsqu’un (ou une) commissaire occasionnel(le) décide de faire cohabiter ancienne et jeune génération, plus aucune thématique n’est de mise, en vertu sans doute là aussi de la confusion admise des styles. Dès lors, tout est acceptable sous couvert d’article de complaisance. Celui du journal El Watan (cité plus haut) s’accompagne d’une photographie montrant la dénommée Fatma Zohra Bouaouni posant devant ses œuvres debout sur la pointe des pieds à la façon d’un petit rat d’opéra. Présentée comme une intervenante « pratiquant l’art contemporain à l’état pur », elle proposerait aux visiteurs des « sujets aux couleurs chatoyantes (qui) s’échappent de la toile pour venir se poser sur le mur » écrit Naciba Chabani, chroniqueuse prêtant à Safia Zoulid le diplôme des “Beaux-Arts décoratifs de Paris” (?).
D’abord élève de la Société des Beaux-Arts d’Alger (Place Émir Abdelkader), celle-ci formatera ensuite les images d’Épinal de l’authenticité patrimonialo-paysanne, autre tropisme majeur que calqueront de nombreux coreligionnaires pour dévoiler “La femme algérienne dans tous ses états” (au bain ou hammam, au marché, à la Casbah, dans un jardin fleuri, jouant de la mandoline, etc…) ou colorier les chromos exhibant croyants et touaregs enrubannés, des cavaliers numides, mosquées, souks, caravansérails, tombeaux du M’zab, architectures de terre, soit la brochettes de pastiches que Sami Ziani et Yazid Felici affichent d’ailleurs depuis le 12 juillet (et jusqu’au 31 du même mois) à l’ “Établissement art et culture” (l’ex-Centre culturel de la wilaya d’Alger rebaptisé Centre des activités culturelles El Moudjahid).
La trentaine de toiles du premier autodidacte (pharmacien de profession) arbore des Algériennes habillées des traditionnelles tenues régionales et les huiles du second (fonctionnaire à la maison de la Culture Rachid-Mimouni de Boumerdès) se concentrent plutôt sur les robes, costumes et bijoux kabyles, le haïk et karakou algérois complétant chez lui le panel de l’orientalisme de bazar dont raffolent la bourgeoisie compradore et les divers ministères du pays.
Celui de la Culture composant sur l’identique registre de la spécificité musulmane ou religieuse, sa nouvelle locataire, Wafa Chaâlal, ne tardera pas à vanter les atouts d’un patrimoine ancestral à capitaliser via une approche touristique, démarche qui, au nom de la rentabilité entrepreneuriale de l’heure, conditionne les pâles perspectives du champ pictural algérien.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture