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Jean-Luc Godard, jusqu’en Palestine par Marc Mercier

Ce texte est paru dans le n°205 de la revue 24 images intitulé « Jean-Luc Godard, jusqu’en Palestine ». Où il est question de “Ici et Ailleurs” (co-réalisé avec Anne-Marie Miéville) et de l’aventure du film “Le livre d’image” programmé en 2019 à Ramallah et Gaza (festival /si:n/) grâce à la complicité de la AM Qattan Foundation, puis à Marseille dans le cadre des Instants Vidéo en présence de Leila Shahid. « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni davantage de réussir pour persévérer ».  (Jean-Luc Godard)

L’Histoire n’est qu’un enchevêtrement d’effondrements et de soulèvements, de destructions et de créations, de  meurtres et de naissances, d’obscurité  et de lumière… 

Les arts qui survivent à leur époque sont ceux qui agissent dans l’entre-deux, à l’endroit tumultueux du «et». Ils sont dans l’œil du cyclone. Ils sont ce va-et-vient entre le noble et l’ignoble, la séduction et l’horreur, les astres et les désastres, le désir et son interdiction. Ce «et» est au cœur du film que Jean-Luc Godard réalisa avec Anne-Marie Miéville en 1974, Ici et ailleurs. Ici, c’est chez nous, un pays qui regarde passer les  révolutions à travers la lucarne de la télévision, qui détourne le regard du corps des  travailleurs immigrés en provenance de ses anciennes colonies. Ailleurs, c’est le peuple  palestinien qui lutte contre l’occupation israélienne, qui reçoit sur la tête du napalm (1970) dans un camp de réfugiés en Jordanie. D’ici on recouvre du linceul de nos idéologies la réalité de cet ailleurs, de la vie des femmes et des hommes qui ont encore un rêve, celui d’une nation laïque et indépendante. Entre les deux, il y a un écran, pas  celui qui permettrait de voir et d’écouter, mais celui qui voile la réalité. Quand Godard  (alias groupe Dziga Vertov) tourne en 1970 le flm Jusqu’à la victoire, il ne se rendait  pas compte qu’il passait à côté de la réalité. Ils sont rares les artistes qui quatre ans plus  tard sont déjà en mesure de critiquer leur œuvre, de reconnaître qu’il n’y avait pas de  rapport entre son flm et cette vérité qu’il entendait saisir et transmettre. Alors, il s’est  mis à sa table de travail-montage (avec Anne-Marie Miéville) et a cherché le rapport  entre cet ici «et» cet ailleurs. 

Quand en 2009, j’ai participé à la fondation du premier festival d’art vidéo en  Palestine, /si:n/, j’avais cette histoire en tête. Je voulais me situer à cet endroit du  «et», chercher des rapports possibles entre la vie des Palestiniens, leurs combats, leur  quotidien, leurs créations artistiques «et» le reste du monde. Lors de discussions avec  des Palestiniens, je me suis vite rendu compte de l’aura qu’avait chez eux Jean-Luc Godard. Ils en parlaient comme d’un ami intime. Je rêvais de son retour ici, dans cet  ailleurs, mais je ne savais pas comment m’y prendre

 


Le livre d’image de Jean-Luc Godard (2018) projeté à Ramallah


Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (1988-1998)


Un matin de l’année 2018, peu après la diffusion de son dernier flm
Le livre d’image au Festival de Cannes, j’entends sur France Culture Nicole Brenez parler du  film avec l’enthousiasme et la rigueur qui la caractérisent. Elle explique notamment que sa diffusion ne suivra pas les chemins traditionnels qui conduisent aux salles de cinéma. Ne le montreront que ceux qui ont du désir pour ce flm. Il aurait fallu me voir dans ma cuisine, tout excité, comme une toupie qui tourne (en russe dziga vertov, le  pseudonyme de David Abelevitch Kaufman). Je rédige illico presto un courrier pour  Jean-Luc Godard que Nicole transmettra, dans lequel je dis connaître un peuple qui  aura du désir de voir ce flm, que je peux, avec la complicité de la Qattan Foundation, le  montrer à Ramallah et à Gaza dans le cadre du sixième festival /si:n/, puis à Marseille  (Instants vidéo). Le Livre d’image sera alors trois fois un flm d’ouverture(s). Godard  accepta aussitôt et, grâce au très grand professionnalisme de ses deux assistants,  Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, et à un sous-titrage en arabe pris en charge par la Qattan Foundation, mon plus cher désir allait pouvoir se réaliser en septembre 2019. 

Les deux projections palestiniennes furent très singulières : à Ramallah, une salle  somptueuse dotée d’un équipement technique de haut niveau; à Gaza avec les moyens  du bord, les gens assis par terre. À chaque fois, un public les yeux et les oreilles écarquillés, disponible pour vivre une véritable immersion dans un déluge d’images et de  sons vertigineux. Des phrases ont trouvé ici un écho retentissant: le «monde arabe»  dont tout le monde parle, mais que personne n’écoute… il doit y avoir une révolution… 

Et puis, il y a cet index pointé vers le zénith que l’on retrouve deux fois dans Le livre  d’image, une fois par Bécassine, une autre fois par un saint. Celui-ci est un prélèvement  du dernier tableau de Léonard de Vinci, Saint Jean-Baptiste (1513/16). Personnage  à l’allure androgyne qui semble nous narguer ou nous séduire avec un regard et un  sourire énigmatiques. Il nous faudrait sortir du cadre par le haut pour apercevoir ce que le doigt désigne. Peut-être cet horizon déshabité de l’être dont aucune image ne  peut rendre compte. Cette image de la Renaissance peut-elle être une adresse à notre  monde contemporain? Nous qui sommes condamnés à errer dans une profusion de  signes qui saturent notre regard. Nous qui ne souhaitons ni voir ni rien savoir de ces  femmes et de ces hommes qui vivent dans un pays qui n’existe pas malgré toutes les  résolutions de l’ONU. Cependant, à y regarder de plus près, nous nous apercevons que  cet être mi-féminin, mi-masculin est vêtu d’une peau de panthère, attribut de Bacchus,  le dieu du vin et de l’ivresse. Et voici que soudain la mort fraie avec la vie, l’ignorance  hypocrite avec le gai savoir. Cet index indique l’enjeu d’un art et d’une vie à inventer.  Un ardent espoir, dit Godard. 

Ce n’est pas tout. J’ai proposé à Godard de s’adresser aux Palestiniens avant la projection d’une manière ou d’une autre. Juste avant mon envol pour la Palestine, j’ai reçu  un court métrage intitulé Sang titre. Un léger remaniement de Dans le noir du temps (2002), dans lequel nous avons pu entendre une phrase qui à elle seule résume l’attitude  de ce peuple : Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni davantage de  réussir pour persévérer. Un mois plus tard, ces deux films furent montrés à Marseille  en présence de Leïla Shahid (déléguée générale de l’Autorité palestinienne de 1994 à  2005), qui prit le temps de raconter ses souvenirs de Godard lors du tournage de son  flm Jusqu’à la victoire en 1970, interrompu par le tristement célèbre Septembre noir.  Notamment l’histoire de cette caméra vidéo que Godard a pu acheter avec l’argent de la Ligue arabe. Fidèle à ses convictions maoïstes de l’époque, il donna ce matériel aux combattants afin qu’ils puissent documenter et analyser la situation collectivement et dans l’urgence. Ce don rendit furieux les ambassadeurs de la Ligue. 

Pour célébrer les noces des trois villes méditerranéennes (Ramallah, Gaza et  Marseille) qui accueillirent Le livre d’image, j’ai lu ce poème avant chaque projection:

(Avant le livre. Avant l’image).

Il y a Marseille, Ramallah et Gaza. Trois villes 
qui parfois s’effondrent, 
qui toujours se soulèvent, malgré tout. 
Il y a 
Le livre d’image. 
Il y a 
Jean-Luc Godard qui veut 
que son flm ne soit montré 
que par des gens qui ont du désir pour ce flm. 
Connaissez-vous un endroit au monde 
où des femmes et des hommes sont en mesure d’accueillir avec joie une œuvre qui murmure : 
Et même si rien ne devait être comme 
nous l’avions espéré, 
cela ne changerait rien à nos espérances, 
elles resteraient une utopie nécessaire… 
Il y a Gaza et Ramallah, bien sûr. 
Il y a aussi Marseille. 
Marseille, 
c’est un peu la Palestine de la France. 
En 1794, elle a dit Non 
au Pouvoir central, 
les Jacobins lui ôtèrent son nom. 
Ville-sans-Nom, Villes sans Pays, il faut tisser ces trois cités 
si précieuses 
Ramallah, Gaza et Marseille, d’un fl(m) d’or. 
Et ce sera Le livre d’image,
un fil(m) cousu main 
car la vraie condition de l’homme, entend-on, 
c’est penser avec ses mains,
un fil(m) non pas tourné par… mais tourné vers
le «monde arabe» 
dont tout le monde parle, mais que personne n’écoute. 
Godard aussi est Palestinien. On parle beaucoup de lui. Peu écoutent ses paroles. 

Peu regardent ses images.

Il y a le festival /si:n/ en septembre. 
Il y a les Instants vidéo en novembre. 
Il faut soigner ses ouvertures (de festival) 
dans un monde qui vénère les murs et les bénéfices 
qu’il en tire. 
Il y aura pour cela Le livre d’image qui sera projeté vers l’avenir depuis Ramallah, 
Gaza, 
et Marseille. 
Trois fois le printemps en automne. Ici et ailleurs. 
Bien sûr, 
la guerre est là, 
dans le flm comme hors du film. 
Il y a des écrans numériques partout qui diffusent 
des images aveugles 
qui nous disent: «Circulez dans vos geôles, 
il n’y a rien à voir.» 
Il y a tout de même des êtres qui lèvent le doigt 
pour dire quelque chose, pour montrer quelque chose, pour sentir d’où vient la brise  du désir. 
Tout le monde regarde le doigt, alors qu’on nous montre le monde. 
Il doit y avoir une révolution. En souffrance, un ardent espoir. 

Marc Mercier

 

 


Cliquez sur l’image pour voir le documentaire, ICI ET AILLEURS.

 

« Depuis l’invention de la photographie, l’impérialisme a fait des films pour empêcher ceux qu’il opprimait d’en faire. » Jean-Luc Godard

Les convictions pro-palestiniennes de Jean-Luc Godard n’ont cessé d’accompagner son travail cinématographique, ce qui a valu au réalisateur d’être souvent malmené par la réaction. Dans ce texte de 1970, à l’époque la plus militante de l’oeuvre godardienne, il est question de la production d’un film sur les combattants palestiniens dans un camp d’Amman en Jordanie, initialement intitulé Jusqu’à la victoire. Si le « groupe Dziga Vertov » n’a pas exploité ses images, Godard et Anne-Marie Miéville en ont proposé un montage dans le puissant Ici et ailleurs. Ce dernier film a ceci de singulier qu’il interroge la possibilité même de montrer la révolution palestinienne ; il pose le problème du montage, des effets idéologiques des appareils de prise de vue ; il questionne ce qu’est « faire un film politique », ce qu’est un rapport d’images politique. Le texte republié ici a ceci de fascinant qu’il pose une grande partie de ces enjeux, tout en proposant une lecture anti-impérialiste du cinéma et des circuits de diffusion. « Il faut étudier et enquêter, enregistrer cette enquête et cette étude, ensuite montrer le résultat (le montage) à d’autre combattants. Montrer le combat des fedayin à leurs frères arabes exploités par les patrons dans les usines en France. Montrer les miliciennes du Fath à leurs sœurs des Black Panthers pourchassées par le FBI. Tourner politiquement un film. Le montrer politiquement. Le diffuser politiquement. C’est long et difficile. C’est résoudre chaque jour un problème concret. » (source)