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Le faussaire, faux transgresseur, vrai conformiste ? par Loïse Lelevé.

Dans la critique académique comme dans le langage courant, les termes « faux », « faussaire », « contrefaçon » font l’objet d’un usage terminologique flottant. On trouve ainsi nombre d’articles universitaires qui évoquent un « écrivain-faussaire dans un emploi métaphorique du terme, pour désigner un rapport spécifique de l’écrivain au réel ou au réalisme1.

Introduction : de la difficulté à définir le faussaire

« Faux » prend soit le  sens de mensonge ou de mystification littéraire, et concerne une relation de tromperie entre auteur et lecteur2, ou la création d’un faux littéraire3 ; soit celui de « contrefaçon », notamment pour la fausse monnaie. Il peut même être le simple objet d’une interrogation des liens entre fiction et réel4. « Falsification » est employé dans le sens d’« altération d’un document ou d’un fait », sans création d’un objet nouveau5. Même U. Eco, qui leur consacre pourtant une analyse détaillée6, tend à faire un usage interchangeable des termes « faux » et « contrefaçon ». Il importe donc avant toute chose de préciser ce qu’on entend exactement, quand on parle de personnage de « faussaire ». Je voudrais proposer la distinction suivante : si la contrefaçon se définit en règle générale comme « imitation frauduleuse » d’un original, le faux requiert un processus créateur qui aboutit à la production d’un objet nouveau7Le faux-monnayeur et le faussaire sont donc deux personnages au geste ontologiquement différent et le récit qui les inclut n’envisage pas semblablement la question de l’authenticité de l’œuvre. Mais même en acceptant cette définition restreinte, le royaume du faux demeure une vaste contrée : on y trouve aussi bien de faux tableaux que de faux manuscrits, de faux documents historiques que de faux morceaux de musique, de faux objets antiques que de faux récits d’événement. Et l’étendue du geste du faussaire est elle aussi remarquable : elle va de la création complète d’un objet à la simple intervention cosmétique sur une œuvre qu’on promeut (par l’ajout d’une signature par exemple) au rang d’œuvre de maître ; voire simple mensonge sur la provenance de l’objet : “a deceptive contextualization amounts to an act of faking8”, va jusqu’à affirmer l’historien de l’art Thierry Lenain qui précise cependant qu’il faut tout de même distinguer entre production d’un artefact et simple mensonge sur la provenance d’un objet : l’aspect de création artistique de l’un confère une aura à son geste qu’on ne retrouve pas dans le simple mensonge.

Par ailleurs, si l’usage des termes « faussaires » et « faux » peuvent recouvrir des réalités diverses selon qui les emploie, ces termes ont également connu des sens différent au cours de l’histoire : l’appréciation du faux dépend du rapport qu’entretient une époque donnée avec les concepts d’originalité et de copie, et s’articule à une conception spécifique de la création, de la réception, de l’auteur et du public9.

L’identification du faux pose également problème. Ce qui fait la spécificité du faux, c’est sa finalité : il est construit pour provoquer un défaut d’étiquetage : a fake is meant to steal the identity, place and status of the original it simulates. Whereas a copy, a replica, a pastiche or even a mystifying double may imitate another work even more closely than a fake, they do not attempt to usurp the very ‘being’ of their model10.” L’existence d’un faux est donc entièrement dépendante de la réception qui en est faite. Comme le rappelle U. Eco, la question du faux est moins celle du « Prétendant » ou de l’« Auteur » que celle du « Juge » qui prononce le jugement d’authenticité11 ; et la question de sa nature moins celle de ses structures internes que celle de son « histoire de production12 ». Il n’est de faux que parce qu’une autorité compétente a désigné tel objet comme faux. Si le faussaire peut se dire lui-même faussaire (comme dans le cas bien connu des mémoires ou récits de faussaires13), il n’est de fait perçu comme tel que selon un jugement social ou juridique. Contrary to a mystification in the narrow sense of the word, a fake is essentially authorless. […] The moment a forger becomes an author, the fake ceases to be a fake14”. Avant la désignation du faux comme faux, le faussaire n’existe que comme un artiste, un auteur ou un producteur classique ; s’affirmer faussaire, c’est dans le même temps se nier auteur ; être désigné comme faussaire, c’est être disqualifié comme artiste. La falsification opère donc sur les deux pôles que sont la production de l’objet – construire un objet pour provoquer une identification fausse – et sa réception ; le faux n’existe que reçu comme tel ; le statut et la fonction du faussaire, sur les plans sociaux et esthétiques, est directement corrélé à sa reconnaissance ou non comme auteur. Bien entendu, c’est dans la manipulation de la réception de son œuvre comme dans l’interrogation qu’il propose sur le rôle et le statut du créateur que réside le pouvoir de subversion du faussaire.

J’ai donc décidé de vous présenter un panel de personnages de faussaires qui refléterait au mieux la variété dont je viens de faire état, tout en élaborant certains critères restrictifs pour vous proposer une communication qui tienne en 15 minutes (puisque je ne peux certainement pas introduire mon corpus entier dans un tel laps de temps). D’abord, dans le sillage de la remarque de Th. Lenain, j’ai choisi des personnages de faussaires qui assignent tous à leur production une valeur ou une visée artistique ou esthétique, quelle que soit par ailleurs la nature de cette production et quelle que soit la manière dont elle est perçue par les autres. Ceci, afin de tenir compte de la dimension créatrice de la falsification, qui joue pour beaucoup tant dans son pouvoir de fascination que dans sa portée transgressive et subversive. Ensuite, je me suis cantonnée à des romans très contemporains, datant tous des dix dernières années, à la fois parce que la question de l’authenticité et de la falsification n’est pas traitée de la même façon dans les romans selon que l’on se situe dans un contexte post-moderne ou dans un contexte post-post-moderne où un certain nombre de revendications (recyclage des références, jeu avec les codes culturels, autoréférentialité, ludisme) ne sont plus traitées de la même façon que dans les années 1980 disons ; je n’ai triché que dans le cas de Chatterton, publié en 1987, essentiellement parce que je manque dans mon corpus d’un roman anglais contemporain qui mette en scène un faussaire littéraire et que ce cas, pour les besoins de mon propos, demeure intéressant à évoquer. Enfin, j’ai choisi de vous présenter des personnages de faussaires presque toujours élaborés à partir de personnages historiques, dans la mesure où il est extrêmement intéressant d’interroger la portée subversive ou non que peut donner un roman contemporain à une figure historique qu’il met en scène.

Je vais donc évoquer trois romans italiens. Deux d’entre eux sont des romans qui mettent en scène le personnage – réellement existant – du faux-monnayeur et artiste sicilien Paolo Ciulla : Il falsario di Caltagirone de Maria Attanasio (2007) et Ciulla, il grande malfattore de Dario Fo et Piero Ciotto (2014). Le troisième, Il Cimitero di Praga, d’Umberto Eco (2010) évoque Simone Simonini, celui qui aurait rédigé les Protocoles des Sages de Sion, dans un roman où « il solo personagio inventato […] è il protagonista, Simone Simonini – mentre […] gli altri personaggi […] sono realmente esistiti e hanno fatto e detto le cose che fanno e dicono in questo romanzo15 ». Chatterton de Peter Ackroyd (1987) s’intéresse à la figure du faussaire et poète anglais du dix-huitième siècle mort à 18 ans. Enfin, la trilogie Les Falsificateurs, Les Éclaireurs, Les Producteurs d’Antoine Bello (2007, 2009 et 2015) met en scène des personnages fictifs mais qui manipulent des évènements historiques avérés.

Mon but est de montrer la figure du faussaire a fait récemment l’objet d’une réévaluation complexe : dans le même temps que, socialement, elle était peu à peu dédiabolisée, quoique toujours fortement condamnée, elle a fait en littérature l’objet d’un traitement paradoxal : figure de marginalité et de transgression fascinante, dont l’action remet en jeu le sens même de la création et notre rapport à l’art, la portée subversive de son action se voit pourtant diminuée : le plaisir de la transgression fait davantage place à la mélancolie du retour du même, et la remise en cause de l’ordre social et esthétique à l’inquiétude de l’indétermination du sens. Les faussaires eux-mêmes, ces « troublemakers » comme les désigne Th. Lenain, paraissent davantage être des personnages résignés, des artistes manqués ou indécis ; il semblerait même, parfois, que ce sont au fond les plus conservateurs d’entre eux qui réussissent.

Je ferai donc un bref rappel des perceptions historiques du faussaire avant de montrer en quoi le roman contemporain a tendance a faire du faussaire un marginal par excellence, prince de l’altérité et de la transgression ; sans que pourtant les actions d’un tel personnage ne soient dotée d’une portée réellement subversive.

  1. Faussaires : des personnages dangereux ?

Historiquement et socialement parlant, il est nécessaire de rappeler que les faussaires ne sont pas l’objet du même traitement ni dans le temps, ni selon leur spécialité. On fait généralement remonter, à l’instar d’Anthony Grafton, la contrefaçon, la production de faux documents historiques ou de faux littéraires à l’Antiquité :

Cependant, c’est au IVe siècle av. J.-C. que commence le premier âge d’or des faussaires et des critiques. […] Avec une ardeur renouvelée, cités et sanctuaires s’attachent à inventer des témoignages de leur passé héroïque. […] La contrefaçon littéraire s’épanouit elle aussi : à l’époque hellénistique, l’évolution des traditions littéraires est favorable à la production de faux de bonne qualité. Le principe s’est alors bien établi qu’une œuvre littéraire est la création d’un individu particulier avec un style distinctif et des caractères propres. De plus, un canon assez souple des prosateurs et des poètes classiques commence à prendre forme, proposant comme modèle les meilleurs auteurs de chaque genre. […] En outre, la demande des textes repris dans le canon – les œuvres originales des auteurs particulièrement désignés à l’admiration du public – en vint peu à peu à excéder les réserves disponibles16.

Cette production est, selon le critique américain, restée remarquablement stable dans le temps : « Aucune variété de contrefaçon efficace n’a jamais disparu17 » ; surtout, « fondamentalement, les méthodes et les thèmes récurrents qu’utilisent les faussaires demeurent inchangés, ainsi que la bonne volonté que beaucoup de lecteurs et même d’experts mettent à se laisser abuser18 […]. » Cette production est caractérisée par la grande diversité de ses motifs comme de ses visées, qui vont de l’appât du gain à la défense de doctrine religieuses ou philosophiques19, de l’ambition sociale ou professionnelle20 au « plaisir sadique de voir autrui berné21 », voire de l’amour pour un personnage historique à la haine pour un adversaire22. On le voit, le faux littéraire ou transgressif est utilitariste, transgressif ou polémique ; c’est un « crime23 », nous dit A. Grafton, mais c’est un crime créateur :

[Le faussaire] doit donner à son texte une apparence – apparence linguistique du texte et apparence physique du document – qui le situe dans une époque très antérieure à la sienne, et très différente. Autrement dit, il lui faut imaginer deux choses : comment le texte se serait présenté à l’époque où il aurait été écrit et ce que le temps en aurait fait au moment de sa découverte. Ces deux formes d’imagination le conduisent à deux falsifications différences et complémentaires : il doit produire un texte qui paraisse distant de sa propre époque et un document qui paraisse distant de l’époque prétendue de sa création. Il lui reste alors à s’acquitter de deux autres tâches, plus spécifiques : expliquer d’où vient son document et montrer comment il s’insère dans le puzzle compliqué des autres sources à partir desquelles ses contemporains construisent leur représentation d’une époque antérieure, prestigieuse ou intéressante. […] Il faut que le faussaire donne à son œuvre un air de réalité qui emporte la conviction, qu’il fasse naître une impression d’authenticité24.

Deux remarques s’imposent : le faux littéraire ou historique vise un public sur lequel il entend produire un effet (en l’occurrence, une impression d’authenticité) : c’est une œuvre adressée, prise dans une visée conative voire esthétique25. D’autre part, un tel faux s’insère dans un récit historique (histoire littéraire, histoire nationale…) déjà existant, qu’il vient compléter apparemment sans le remettre directement en cause (auquel cas l’illusion d’authenticité serait perdue) mais en le réorientant dans le sens prédéterminé par le faussaire : là se déploie l’étendue de la transgression. Le faussaire modifie profondément notre vision du passé, de notre héritage culturel, social, idéologique : en cela, il agit directement sur notre identité telle qu’elle se forme dans le présent de la réception de ses œuvre. D’où la perpétuelle lutte dialectique que se livrent critiques et faussaires, les uns et les autres affinant leurs outils et leur compréhension des vestiges du passé à mesure qu’ils se livrent bataille.

Il semble pourtant que le faux artistique doive constituer, à l’intérieur de ce paradigme, un cas à part. En effet, selon Th. Lenain, son existence ne remonte qu’à la Renaissance26 et l’appréciation du faux – et donc celle du faussaire – a considérablement varié dans le temps :

The historiographical enquiry also tells us something about the historical genesis of art forgery: it is not so much the appearance, be it gradual, of a definite kind of activity as the result of changes in the perception of that activity throughout history (and the consequences of those changes of perception on the practices themselves). Stylistic mimicry and the deceitful duplication of relics, including image-relics, existed long before art forgery. Once associated with the production of mendacious doubles of artworks, these acts have come to be perceived in very different ways over time, and in the process have acquire a sharper profile since they tended to be more clearly differentiated from art as such. From the status of dazzling mimetic prowess, forgery has moved downwards in the culture of art, and then to its darkest margin, to become the weird epitome of the unartistic. Initially hailed as the resounding omen of a genius in the making or as the glaring demonstration of consummate mastery in the service of wise princes, it degenerated into the obscure, corrupt and morally unacceptable pursuit of deviants. Once celebrated by the best-established observers of art, it turned first into a slightly disquieting example of legitimate imitation and then to a full-blown cultural obsession27.

Le faux artistique n’a pas toujours été une transgression : il a pu, au cours de la Renaissance, apparaître comme la preuve par excellence du talent d’un Michel-Ange ou d’un Del Sarto. Loin d’être un hors-la-loi, le faussaire est magnifié en Maître. Cependant, à mesure que progresse le marché de l’art est que la conception de l’œuvre d’art comme manifestation de sa propre origine28 devient prédominante au point de faire de l’authenticité le critère principal de la valeur d’une œuvre, le faussaire en vient à être perçu comme un déviant, un artiste manqué qui ne produit par d’œuvre mais corrompt l’appréciation de celle des autres en rendant incertaine la constitution de corpus d’œuvres attribuées à un auteur, un dangereux transgresseur qui menace les échanges sur le marché de l’art et la rédaction d’une histoire de l’art qui s’articule autour de la hiérarchisation des artistes. Le faussaire représente donc un danger économique, social, mais également ontologique : en rendant ses œuvres potentiellement indiscernables de celles d’artistes authentiques, il menace la définition et la perception même de l’art lorsque celles-ci sont fondées sur un lien inaliénable entre un auteur et sa création. Ce pouvoir subversif tendrait cependant, contrairement à celui de la falsification littéraire ou historique, à s’atténuer dans les dernières décennies :

contemporary artists who appropriated the procedures of forgers to carry their cultural critique have partly undermined the subversive power of forgery. […] Contemporary artists have, as it were, hijacked the power of stylistic simulacra to shore up the edge of the authorial structure, in the sphere of legitimate artistic creation. In so doing, they have short-circuited art forgery, leaving mostly its pragmatic consequences to worry about. We could almost consider that if we want to ask existential questions about art, there is in fact no longer any need for the forgers. In this respect, although art forgery is certainly not about to vanish, its history as a cultural phenomenon is largely behind us29.

Le faussaire ne menacerait ainsi plus tant notre appréhension de l’art et se contenterait de représenter une nuisance sociale et financière. Pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer sa dangerosité : on peut aussi supposer que la mystique de l’auteur n’a fait que se déplacer de la matérialité de l’œuvre elle-même aux procédures de certification dont elle demeure systématiquement accompagnée ; Th. Lenain lui-même affirme qu’il lui semble impossible de penser le concept d’art sans avoir recours à celui d’auctorialité30.

Le faussaire, c’est donc certain, est un dangereux transgresseur : contrefacteur ou producteur de fausse monnaie, il menace directement l’État et la confiance que les citoyens placent en son bon fonctionnement31 ; producteur de faux documents historiques, il déforme notre appréhension de l’Histoire ; créateur de faux artistiques, il remet en jeu notre définition de l’art. Enfin, rédacteur de faux littéraires, il se joue de la responsabilité de l’auteur envers ses écrits : dédaignant la liberté fictionnelle qui lui permettrait de jouer avec les virtualités de l’histoire littéraire sans en menacer l’intégrité, il trompe son lecteur par de fausses attributions. Il n’est donc pas étonnant que la représentation littéraire de tels personnages, souvent décriés, pointés du doigts comme redoutables criminels, en fasse des marginaux par excellence, des déviants menaçants, des provocateurs se revendiquant de toutes les altérités.

  1. Faussaires : des hyper-marginaux menaçants

Historiquement, le faussaire d’art le plus connu, c’est sans doute Hans Van Meegeren, peintre obscur qui falsifia Vermeer et tira un bénéfice considérable de la vente de ses faux aux nazis. Son profil, dans la littérature critique, cumule tous les clichés répandus sur le faussaire : instable, dépressif, « dépravé », pourvu d’un faible talent mais d’une haute estime de soi, motivé par un désir de vengeance devant son échec critique, ce qui l’amène à vouloir tromper les experts de son temps en produisant les tableaux mêmes que ceux-ci le déclarent incapable d’exécuter et en démontrant leur incompétence par leurs fausses attributions32. Ses œuvres, achetée par les grands musées européens, transformèrent longtemps la vision qu’on a eu de Vermeer. De manière remarquable, les faussaires romanesques présentent nombre de traits communs avec cet archétype du faussaire qu’est encore Van Meegeren.

  1. Topoi littéraires de la marginalité

La description du faussaire, dans les romans que j étudie, est ainsi saturée par les signes de la marginalité ou de l’altérité ; une telle description par ailleurs a souvent recours à des topoi pour dire le caractère transgressif de son objet.

Le cas de Paolo Ciulla en est exemplaire, ne serait-ce que dans le choix d’un tel personnage historique comme protagoniste de roman : faussaire qui distribue ses billets contrefaits aux plus pauvres de sa région, sur le modèle de Robin des Bois ; militant politique engagés dans les cercles ouvriers ; homosexuel condamné en justice pour corruption de mineur ; peintre exilé dans le Montmarte de Picasso ou l’Argentine en ébullition du début du XXe siècle. Les titres mêmes des deux romans soulignent la volonté des auteurs d’en faire un marginal par excellence : « il grande malfattore », « il falsario ». La portée transgressive du personnage est ainsi exhibée, elle en fonde le caractère romanesque, à travers des procédés qui visent à créer une impression d’intimité avec le lecteur, ou à rapprocher ce personnage des archétypes contemporains de la transgression valorisée (sexualité non hétérosexuelle, engagement politique, avant-garde artistique, marginalisation sociale…) : « Paolo, antieroe, separato e solitario. Non il grande campione che si erge al di sopra degli altri, ma colui che la società respinge perché non si conforma al volere dei più, emarginato ed escluso33 » ; « un individuo prototipo di tutte le diversità – politica, artistica, sessuale34. » La première vision de Ciulla que nous donne le roman de M. Attanasio, c’est celle du personnage en « mavaro », terme dialectal qui renvoie au sorcier du village. Le faussaire, c’est bien cet autre fascinant, exclu de la société, et pourtant objet d’admiration en raison de son engagement social ou artistique.

On retrouve ces caractéristiques dans le cas de Chatterton, jeune poète anglais mort suicidé à 17 ans à Londres après une existence de misère et malgré le succès de ses poèmes, qu’il avait attribué à Rowley, un moine médiéval imaginaire. Le roman s’ouvre sur courte notice biographique qui pastiche le ton moralisateur de certaines biographies littéraires : « At last tired of Bristol, and lured by the prospect of literary success, Thomas Chatterton travelled to London at the age of seventeen. But his hopes of fame were to remain unfulfilled, at least within his own life-time […]. It was there on the morning of 24 August 1770, apparently worn down by his struggle against poverty and failure, that he swallowed arsenic35. » On retrouve l’image consacrée du poète maudit, non reconnu, mourant dans misère dans l’indifférence générale. L’effet est d’autant plus marqué que cette page liminaire tranche nettement avec le style du reste du roman, nettement marqué par les innovations formelles de l’époque postmoderne (fragmentation, pastiche, alternance des points de vue, citations masquées…).

Les romans qui mettent en scène des personnages fictifs n’échappent pas non plus à des tels procédés. Il Cimitero di Praga s’ouvre comme une parodie de roman balzacien36 : par effet de rapprochement, une description d’un quartier sordide de Paris débouche sur celle d’une rue mal famée, puis d’une habitation pauvre, qui contient le faussaire protagoniste. Saturée de signes de la pauvreté et de la criminalité, la description de la rue, du quartier et de l’habitation valent pour introduction du personnage. Là encore, la marginalité est hyperbolique et exprimée à travers des topoi formels et thématiques qui s’articulent à un jeu hypertextuel assumé. Simonini lui-même est défini par une haine monstrueuse, emphatique (« odi ergo sum37 », déclare-t-il) envers et contre tous, qui achève de le couper radicalement du reste de l’humanité : lorsqu’il songe à se présenter, l’une des toutes premières question qui lui vient à l’esprit est « Chi odio ? » et s’ensuit, sur plus de dix pages, la longue liste de ses haines, nationalité par nationalité, contre aussi les Jésuites, les femmes, les homosexuels38… Cette misanthropie l’amène à vendre sans scrupules sont talent au plus offrant, quelle que soit la cible qu’on lui demande d’atteindre, Jésuites, Francs-Maçons, Juifs, toutes les victimes traditionnelles des théories du complot.

Quant à Sliv, le héros des Falsificateurs39, s’il est moins directement présenté comme marginal que les autres, il a tout cependant de l’anti-héros canonique : jeune étudiant sans le sou, muni d’un diplôme qui ne lui permet guère d’espérer une carrière brillante, sans ami identifiés, sans relation amoureuse, et n’entretenant que des relations distantes avec sa famille, il présente toutes les caractéristiques du protagoniste que le texte peut se permettre d’isoler socialement : il rejoindra ainsi facilement le Comité de Falsification du Réel, qui fait de lui une sorte d’agent double voué à une existence secrète, nécessairement en marge de la vie sociale de ses contemporains, sur laquelle il semble ne pouvoir influer qu’en raison de son éloignement même.

Le faussaire, dans les romans contemporains, n’est donc pas seulement un hors-la-loi qui se dissimulerait simplement pour échapper à la justice : c’est une sorte de marginal qui cumulerait les exclusions, un être radicalement inadapté à la société dans laquelle il évolue ou la rejetant radicalement. Sa puissance transgressive, pourtant, tient moins dans cette marginalité hyperbolique que dans ses pouvoirs de remise en cause des vérités établies.

  1. Le faussaire et la transgression : la remise en cause des grands récits véridictifs

Le choix de tels personnages, « minimi, spesso anonimi, comunque sempre outsider, contro i codici e le norme del proprio tempo, mai passivi. Piccola gente senza importanza per gli storici, ma la cui esistenza ha significato qualcosa40 » acquiert en effet une portée transgressive à un double niveau : à l’intérieur de la narration, ces personnages entament souvent une action subversive ; la narration elle-même s’inscrit dans un rapport polémique à des discours véridictifs généralement acceptés par une doxa académique. Ainsi, chez Maria Attanasio, la représentation d’un faussaire politiquement engagé, qui fabriqua de la fausse monnaie pour défier le pouvoir d’un État qui avait systématiquement réprimé les mouvements ouvriers et socialistes siciliens, permet de réécrire l’histoire d’une Sicile marquée par la stagnation, l’immobilisme et l’impuissance, telle qu’elle a été véhiculée par les romans comme Le Guépard. Cette contre-histoire de la Sicile est aussi un moyen de souligner un dynamisme politique et social de l’île qui a fait l’expérience des faisceaux siciliens ou des cercles ouvriers, et d’appeler à une continuité d’action, à une filiation avec cette tradition de lutte politique – n’oublions pas que M. Attanasio est une militante communiste et féministe. Cette portée politique du récit permise par le recours au faussaire comme personnage historique, on la retrouve aussi chez D. Fo et P. Sciotto. Dès l’ouverture du récit, le parallèle entre la crise du XIXe siècle, responsable de la pauvreté contre laquelle luttera Ciulla par la fraude, et la crise actuelle, est explicitement affirmé : « nel 1873, si scatena in Europa una crisi economica senza precendenti, destinata a proseguire per più di un ventennio e pari per gravità a quella del 1929 e all’attuale… che abbiamo la fortuna di vivere in diretta41. »

Mais le personnage de faussaire permet d’aller encore plus loin dans le défi inquiétant aux vérités établies : autour du personnage de Chatterton semblent ainsi se multiplier les contrefaçons. Non content de falsifier les poèmes qui aujourd’hui ont été identifiés comme des faux, le poète, suggère le roman, aurait falsifié sa propre mort, et continuer à produire des faux littéraires qui constitueraient l’essentiel des grandes œuvres de la poésie anglaise du XVIIIe siècle, jusqu’à William Blake. C’est donc un pan entier de l’histoire littéraire en langue anglaise qui s’effondre avec cette hypothèse, et avec elle le crédit que nous accordons au canon et aux textes qui nous ont toujours été présentés comme des classiques inébranlables.

Mais le faussaire peut s’avérer bien plus nocif encore, lorsque, jouant à façonner des réalités alternatives, il modifie en profondeur la réalité dans laquelle nous vivons. Ainsi, pour Simonini, la création des Protocoles est avant tout un jeu littéraire : il s’amuse à reprendre une scène d’un roman de Dumas – la scène dans le cimetière qui donne son titre à l’œuvre – pour en faire la scène de l’élaboration d’un complot jésuite puis Juif. À cette scène de roman, il superpose le contenu d’un ouvrage pamphlétaire de Maurice Joly, Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, qui visait lui à dénoncer les iniquités de Napoléon III. Ces sources des protocoles sont bien réelles : elles ont été identifiées par Umberto Eco dans ses écrits académiques. Mais le jeu littéraire a des conséquences tragiques : les Protocoles seront la justification de la persécution des Juifs pendant tout le restant du XIXe et une grande partie du XXsiècle, jusqu’à Hitler, et continuent d’être invoqués dans certaines parties du monde arabe, par exemple, pour attiser la haine antisémite. La transgression, dans le roman, oscille ainsi toujours entre ironie littéraire (le roman est parsemé littéralement ad nauseam de longues recettes de cuisine dans le style d’Escoffier, la nourriture française étant le seul amour de Simonini qui a un appétit vraiment pantagruélique) et avertissement grinçant sur le pouvoir de nuisance de certaines supercheries.

Quand la falsification échappe à son auteur, la transgression, de fascinante et séduisante qu’elle était, peut en effet devenir franchement inquiétante. C’est ce qui se produit dans Les Éclaireurs : alors que dans le premier tome Sliv semblait réussir avec une facilité déconcertantes des falsifications consensuelles – protéger le peuple bochiman en réécrivant son histoire, par exemple – il découvre dans le tome II, longue interrogation fictionnelle sur les raisons et les conséquences de la guerre en Irak et du mensonge d’État, que c’est l’une des falsifications du CFR qui est à l’origine de la création et du développement d’Al-Qaïda, alors même que celui-ci tentait d’enrayer le début de choc des civilisations que des radicaux américains comme arabes voulaient imposer comme prisme des conflits du début de ce siècle. Réécrire l’histoire est ainsi une activité éminemment dangereuse, quelle que soit les intentions de départ du faussaire ou du falsificateur ; et la subversion que son activité engendre n’est jamais dénuée d’ambiguïté.

  1. Échecs, paradoxes et limites de la subversion engendrée par les faussaires

Pourtant, il ne faudrait pas surestimer l’importance du pouvoir de subversion du faussaire : dans les romans contemporains, on s’aperçoit en effet que, paradoxalement, les faussaires les plus engagés socialement sont parfois les moins subversivement efficaces et que les plus conservateurs d’entre eux sont souvent ceux qui conservent le plus grand pouvoir d’action.

  1. Le faussaire et le roman historique : retour du même et memento mori

Cet état de fait est en partie dû au choix même du roman historique ; si le faussaire permet de mettre au défi les grands récits historiques établis, son action va rarement – sauf dans le cas des faussaires dangereux, comme nous le reverrons avec Simonini – jusqu’à inverser le cours de l’histoire, et le récit ne peut que tenir compte des faits passés, s’il veut prétendre à une certaine crédibilité. Ainsi, la représentation du faussaire sicilien est toujours construite à travers le prisme d’une histoire longue d’une perspective fataliste : avancée irrémédiable du fascisme dans le roman de Maria Attanasio qui double systématiquement la reconstitution romanesque de la biographie de Ciulla ; répétition cyclique de la crise économique et des inégalités qu’elle entraîne dans le roman de Dario Fo et Piero Sciotto. C’est un modèle qu’on retrouvait déjà dans Le Conseil d’Égypte de Leonardo Sciascia, autre roman sicilien qui met en scène les destinées parallèles d’un producteur de faux manuscrits qui reconstruisent l’histoire féodale de la Sicile, faussaire qui finit par sortir de prison après avoir avoué sa falsification et avoir donc rendu celle-ci inoffensive, et d’un avocat admirateur des Lumières, épris de liberté et de justice, torturé et mis à mort pour avoir fomenté un coup d’État. L’action du faussaire, une fois la supercherie révélée, est ainsi limitée dans sa portée subversive : il reste un beau défi lancé à la société de son temps, comme l’atteste la longue scène du procès de Ciulla réécrite par Fo et Sciotto, véritable théâtre comique de la dénonciation sociale ; mais ce défi ne modifie pas en profondeur les injustices socio-économiques contre lesquels le faussaire a voulu exercer son activité corrosive.

Aussi le récit, plus que pamphlet appelant à la lutte sociale, tend-il à se faire, sur la fin, memento mori, constat élégiaque de la fragilité et de la vanité d’une vie humaine, même transgressive. Le récit de Maria Attanasio se conclut ainsi sur la citation discrète d’un poème d’Emily Dickinson : «  Quieta polvere di senzavolto d’ogni tempo42 » ; Chatterton s’achève sur la résignation sereine du poète à sa propre disparation : « I will live forvever, he tells them. […] And, when is body is found the next morning, Chatterton is still smiling43. » Ce memento mori peut par ailleurs être trop pathétique pour constituer une dernière glorification du faussaire : si Chatterton meurt, suggère le narrateur du roman, ce n’est pas en se suicidant de désespoir – geste proto-romantique qui contribua largement, historiquement, à assurer sa renommée : voir la pièce d’Alfred de Vigny – mais parce qu’il a stupidement ingéré un mélange d’opium et d’arsenic pour tenter de se guérir d’une MST. Le dernier geste transgressif du faussaire, ce départ dramatique d’un monde qui a refusé de le comprendre, s’en trouve ainsi largement trivialisé.

  1. Le faussaire, ce transgresseur non subversif en demande de reconnaissance

Indépendamment du genre historique du récit, c’est parfois la construction même du personnage de faussaire qui en limite la portée subversive. Ainsi, dans le roman de Maria Attanasio, Paolo Ciulla tend-il lui-même à minimiser l’efficacité de son engagement politique : ainsi, au cours d’une discussion avec Giambattisa Fanales, militant socialiste et antifasciste, il se contente de répliquer :

« Anch’io ero intransigente. »

« La nostra generazione è diversa. »

« Tutti uguali vedrai: doveva cambiare il mondo. E cambiò lui44. »

La fin du roman le montre en pèlerinage sur les inscriptions par lui gravées au moment de la révolte des cercles ouvriers, inscriptions qui marquent justement, à côté de la permanence des traces de la lutte, l’inactualité de celle-ci : au moment même où elle est monumentalisée, elle devient en effet inactuelle. On retrouve une réflexion semblable dans Il grande malfattore, où le faussaire commente à la première personne son activité d’enseignement du dessin et de la falsification aux pensionnaires de l’hospice où il finit ses jours : « per fortuna non si trovano macchinari adatti, né pezzi per assemblarli… altrimenti chissà che falsi potremmo riprodurre, forse addirittura il dollaro americano45 ». Mais justement, c’est la transformation de la falsification en activé virtuelle, ludique, qui la rend inoffensive : emprisonné puis réduit à la pauvreté, Paolo Ciulla à la fin de sa vie ne peut plus que jouer à être faussaire, sans l’être vraiment.

Il faut également prendre en considération les aspects conservateurs du faussaire : alors que celui-ci côtoie l’art contemporain le plus innovant, il en reste cependant à des pratiques classiques, voire de pastiche ou de copie : c’est aussi la portée créative de son geste qui se retrouve bridée. Ainsi, dans le roman de Maria Attanasio, Ciulla se rend à Montmarte et rencontre, en une seule soirée, Modigliani, Picasso, le Douanier Rousseau, Max Jacob, dont les prénoms défilent de manière vertigineuse en l’espace d’un paragraphe. Pourtant, Les Demoiselles d’Avignon le déconcerte et Ciulla préfère retourner au Louvre copier les grands maîtres italiens. De même, Simonini, habile pasticheur de textes littéraires, vit à l’époque de Zola dont il s’avère incapable d’apprécier le talent et, croisant la route d’un certain docteur Froïde qui le conseille sur ses troubles de la personnalité, il se contente de le mépriser en raison de ses supposées origines juives. De même, la gravité de la crise du CFR liée au 11 septembre met en lumière la portée toute relative des falsifications de Sliv qui, plutôt que de continuer à falsifier gratuitement le réel, décide de mettre les falsifications du CFR au service de la promotion de la vérité. Voilà ce que, s’apprêtant à participer à une manifestation contre la guerre en Irak, il déclare : « Nous allons porter la réalité, affirmai-je avec force. À ma grande surprise, ces mots qu’encore un mois plus tôt je n’aurais pu prononcer sans rougir ne me semblaient plus aussi ridicules. […] Pour la première fois de mon existence, j’avais la certitude absolue d’être dans la vérité. Je marchais dans la lumière et je n’étais pas seul46. » L’épiphanie de ce faussaire, c’est donc, semble-t-il, le renoncement à la falsification gratuite, au nom de l’accession à la vérité. Le renoncement au plaisir transgressif du jeu avec les possibles est donc complètement supplanté par une grave éthique de la vérité présentée comme certitude.

Enfin, il faut aussi souligner que la transgression du faussaire est, le plus souvent, corrélée à un désir de reconnaissance de la part des institutions mêmes que son activité contribue à mettre en cause. Si Chatterton accepte le jeu de la falsification, c’est autant par amour du passé que par désir de gloire et de revanche : « The Booksellers and Publishers who call’d me a meer Boy would soon be applauding that Boy’s work, albeit under other Names, and when I reveal’d myself as I truly was I would confound them, and break them, and prove my own Genius47. » Le faussaire est ici tenté par la mystification : au lieu de disparaître en tant qu’auteur et de conserver le mensonge sur l’origine de l’œuvre, il entend utiliser le faux pour mieux affirmer son talent et son autorité. La portée d’un tel acte, si elle est polémique, est bien moins subversive : le faussaire ne manipulant plus une partie non négligeable de notre appréhension de l’histoire littéraire, mais se contentant de mettre en doute l’autorité de ceux qui définissent le canon littéraire. Ce faisant, il ne remet pas en cause ce canon lui-même ni le sens et l’importance accordée à la valeur littéraire. La dimension de jeu littéraire de l’ensemble de l’entreprise est d’ailleurs indiquée sur le plan narratif par le pastiche du style XVIIIe siècle. On retrouve un schéma comparable dans le cas de Paolo Ciulla, qui, lors de son procès, revendique sa production de faux comme moyen de prouver son talent artistique : ses faux sont si parfaits qu’ils sont censés devenir des œuvres à part entière. L’argument est repris par son avocat, qui entend limiter l’aspect transgressif du personnage : « Ciulla non è un perverso, ma un caduto, sorto ribelle dalle macerie delle sue illusioni e speranze crollante48. » Deux lectures sont donc possibles du cas Ciulla : le faussaire génial, qui n’a été pris que par un coup du sort, n’aurait jamais été détecté sans cela, a réussi à mettre en circulation l’équivalent de 73,5 millions d’euros, et ce faisant à remettre en mouvement l’économie en stagnation de Catane49 ; et l’artiste désavoué, amer, prenant sa revanche par la falsification sur un État qui a refusé de reconnaître son talent. On conviendra que l’une des lectures est nettement plus potentiellement subversive que l’autre ; il est intéressant de constater que, dans les deux romans, elles se côtoient toutes deux au point qu’il est difficile aux narrateurs d’attribuer à la philanthropie de Ciulla un sens décidément politique. Enfin, dans Les Éclaireurs, la rivale en falsification de Sliv, Lena, trahit le CFR et produit des faux documents pour permettre au département d’État américain de justifier l’invasion en Irak, par pur dépit devant le manque de reconnaissance attribué à son talent : face à son impressionnante capacité à falsifier les sources officielles, le CFR préfère l’inventivité scénaristique de Sliv. Au vu du pouvoir de transgression qui est le sien (manipuler le gouvernement américain pour provoquer une guerre), on ne peut que s’étonner du manque d’ampleur de ses motifs. C’est un trait qu’on retrouve à large échelle dans le récit : Sliv met deux tomes à s’apercevoir que le grand secret du CFR, c’est qu’il n’a aucune finalité propre ; il n’est jamais que ce que les falsificateurs souhaitent en faire. Il s’agit donc d’une association aux fonds et aux pouvoirs virtuellement illimités, capable de manipuler les données les plus complexes et de falsifier les documents les plus secrets, qui tourne à vide, et fonctionne presque pour le pur plaisir ludique de la modification du réel, sans but véritablement assigné. Là encore, on peut se demander si la narration ne recule pas devant l’ampleur des potentialités subversives de la falsification.

  1. Le triomphe des conformistes et des conservateurs ?

Faut-il conclure au triomphe des conformistes et des conservateurs ? De manière frappante, les faussaires les plus marginaux ou les plus apparemment transgressifs apparaissent bridés dans leur pouvoir de subversion : c’est le cas de Ciulla, plus encore dans le roman de Maria Attanasio que dans celui de Dario Fo, qui souligne tout de même le coup porté au capitalisme sauvage par son protagoniste ; c’est le cas aussi de Chatterton. Le roman est construit sur une progression déceptive et décevante : alors que la découverte par Charles, jeune poète contemporain, d’un portait de lui âgé et d’une lettre de sa main confessant la fabrication de sa propre mort laissent miroiter un auteur masqué derrière toute la production littéraire de son siècle, le récit s’attache à dévoiler peu à peu la supercherie : Charles meurt de maladie, jeune, et à sa mort son entourage s’aperçoit que le portait est un faux grossier et la lettre un canular vengeur de son éditeur ; inquiets de trahir sa mémoire, il s’empressent de faire disparaître l’ensemble de ses documents, pour conserver l’image de Chatterton telle que l’a transmise la doxa et ne pas avoir à désavouer publiquement les derniers travaux de Charles, qu’il cherchait à faire paraître. Voilà dont le faussaire réduit au rang d’achétype du poète malheureux, identifié, rendu inoffensif ; figé pour l’éternité dans le tableau pathétique que fit de lui le peintre Henry Willis et dont le roman met en scène la réalisation. C’est ici l’image consacrée qui triomphe.

Au fond, donc, le faussaire le plus subversif reste Simonini, c’est à dire le faussaire le plus violemment conservateur, le misogyne antisémite qui veut dénoncer le complot juif, sans même y croire vraiment, par pur plaisir de la haine ; paradoxalement, le moins idéologiquement impliqué. Subversif, parce que son faux, bien que maintes fois dénoncé, continue d’être pris au sérieux comme document historique ; alors que Ciulla et Chatterton sont devenues des personnages historiques dont les créations nous semblent connues et apprivoisées, les Protocoles, cas pourtant paradigmatique des études sur l’antisémitismes, demeurent dangereux. Subversif aussi, parce que Eco a beau le rendre trop odieux, pour neutraliser toute tentation d’identification entre le lecteur et le protagoniste qui s’exprime à la première personne ; parce qu’il a beau en faire une personnalité schizophrène, caricaturale dans ses pulsions de haine ou sa libido gastronomique, le personnage continue de faire l’objet d’une réception ambivalente, comme en attestent par exemple les critiques de l’Osservatore Romano qui voit dans ce roman, qui entend pourtant démonter les mécanismes des théories du complot et de la désignation arbitraire d’un ennemi à déshumaniser, une œuvre potentiellement antisémite. « Le faussaire s’efforce de se protéger lui-même et de protéger ses lecteurs du pouvoir de contestation que détiennent notre passé et celui d’autres cultures. Il nous offre un refuge, nous permettant de renoncer à faire sur nos idéaux et nos institutions le travail de réflexion jamais achevé que la lecture de textes forts pourrait susciter50. » Tout se passe, semble-t-il, comme si le faussaire le plus efficace était ce conservateur dont parle Anthony Grafton, celui qui veut protéger son présent des faits passés et des évolutions qu’il redoute ; loin du pouvoir corrosif de faussaires engagés pour faire triompher une conception artistique, littéraire ou politique nouvelle, le faussaire triomphant est ce réactionnaire inquiétant qui fait de ses faux une machine à préserver l’ordre établi et à dominer des boucs émissaires.

On trouve, cependant, des faussaires victorieux plus sympathiques : dans Les Producteurs, Sliv et Lena finissent par collaborer ; mais celui qui garde la haute main sur le CFR, ce n’est pas Lena, mais Sliv, celui qui a toujours, à longueur de roman, cherché le consensus. La trilogie s’achève sur la menée à bien d’un projet consensuel par excellence, un « message de paix et d’harmonie à la limite de la naïveté51 » : la création d’une fausse civilisation mexicaine, les Chupacs, qui auraient vécu au temps des Mayas en établissant une riche civilisation de la recherche du consensus ; une civilisation humaniste qui, au sein d’un monde sanglant, résoud ses conflits par la non-violence. Le but étant de montrer que, si l’existence d’une telle société humaniste, pacifique, utopiste est avérée, l’humanité se dira que la concorde universelle est possible et y travaillera. Dans un roman où on fait élire Barrack Obama en gonflant la candidature de Sarah Palin (relativement réhabilitée dans le roman), on peut être surpris de cette fin si consensuelle qui met littéralement tout le monde d’accord au CFR : « Eux qui n’arrivaient pas à s’entendre sur le réchauffement climatique, la liberté d’expression ou les méfaits du capitalisme se reconnurent sur-le-champ dans le message d’harmonie des Chupacs », et le reste de l’humanité avec eux puisque les Chupacs sont un succès médiatique. Faut-il en conclure que le succès du faussaire passe nécessairement par la neutralisation des idéologies ?

Conclusion

Juste quelques remarques pour conclure : d’abord, j’ai évidemment joué sur le sens du mot « subversio »n. Mais tout de même, si on reprend la définition du TLF : « Action de bouleverser, de détruire les institutions, les principes, de renverser l’ordre établi52 », on s’aperçoit qu’il s’agit là exactement de la menace que représente le faussaire, qui s’attaque directement aux instituions (étatiques, culturelles, académiques) et dont l’action corrosive remet en cause discours établis et canons acceptés ; du moins en théorie. Pourtant, on le voit, la portée de cette action est largement limitée dans les romans dont j’ai parlé : soit parce que l’action du faussaire a été neutralisée par l’État ou la critique qui a dénoncé le faussaire en tant que tel (la désignation mettant automatiquement fin à son pouvoir de subversion) ; soit parce que le faussaire se limite lui-même dans ces moyens d’actions. Ne restent alors efficace que les faux les plus nocifs, ceux qui ne s’attaquent pas à des institutions mais à des groupes définis comme ciblent, ceux qui transgressent pour marginaliser et attaquer des pans entiers de la population.

Évidemment, un tel état de fait est largement dépendant des partis pris politiques des auteurs des romans concernés, le plus souvent largement apparents dans les romans. Aux récits engagés de Maria Attanasio, Dario Fo et Paolo Sciotto, qui mettent en scène une subversion manquée mais porteuse d’espoir pour la lutte politique en Sicile, en Italie, en Europe, s’oppose ainsi le libéralisme assumé d’Antoine Bello, qui promeut régulièrement dans sa trilogie le consensus et le compromis comme horizon politique, en se plaçant dans une position centriste qui égratigne aussi bien les excès les plus outrageux du capitalisme que les positions alternatives ou écologistes de ses personnages, réduites au rang de postures. Autre est l’engagement d’Umberto Eco, qui fait de son personnage de faussaire l’instrument d’une dénonciation d’une persécution collective qu’il doute pourtant, au vu de sa résilience, de jamais pouvoir totalement éradiquer. Ce sont ces engagements politiques qui informent la figure du faussaire, prisme contemporain privilégié non seulement pour penser les questions d’auctorialité et d’autorité, mais aussi du rapport de l’individu à la collectivité, informe, complexe, anonyme, dans laquelle il s’inscrit.

Loïse Lelevé 
Source : https://cameleon.hypotheses.org  – 2016


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Bibliographie

1 Voir G. Trembley, Marcel Schwob, faussaire de la nature, Paris, Droz, 1969, qui en serait un cas emblématique.

2 Voir par exemple J.-F. Jeandillou, Esthétique de la mystification, Paris, Éditions de Minuit, 1994.

3 Y. Martineau, Le Faux littéraire. Plagiat littéraire, intertextualité et dialogisme, Paris, Nota Bene, 2002.

4 Nombre d’articles évoquent une « falsification » ou une « contrefaçon de la mémoire », comme Y. Clavaron dans le résumé de son article « Chroniques animales et problématiques postcoloniales », Revue de littérature comparée, n°338, février 2011.

5Voir par exemple Steen B. Jørgensen, « Pastiche et poétique de l’œuvre. Stratégies de réécriture contemporaines », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 112, février 2012.

6 U. Eco, « Faux et contrefaçons », op. cit.

7 Voir L. Pfister, « Histoire du droit et des idées politiques », in P. Mounier et C. Nativel (dir.), Copier et contrefaire à la Renaissance. Faux et usage de faux, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 21.

8 Voir Thierry Lenain, Art Forgery: The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion Books, 2011, p. 38.

9 P. Le Chanu, « Authentique, copie, faux, quelques idées sur le travail du laboratoire au regard de l’Histoire », in De main de maître. L’artiste et le faux, Paris, Musée du Louvre, Hazan, 2009, p. 27.

10 Thierry Lenain, op. cit., p. 39.

11 U. Eco, « Faux et contrefaçons », op. cit.

12 Voir N. Goodman, op. cit., p. 155 et suiv.

13 Voir ceux de Eric Hebborn, Federico Ioni, Hans Malskat, André Mailfert, Tom Keating, David Stein, Fernand Legros, ou Real Lessart, qui ont tous publié leurs mémoires.

14 Thierry Lenain, op. cit., p. 291.

15 Umberto Eco, Il cimitero di Praga, Milan, Bompiani, 2010, « Inutili precisazioni erudite », p. 515.

16 Anthony Grafton, Faussaires et critiques. Créativité et duplicité chez les érudits occidentaux, trad. Marie-Gabrielle Carlier, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 19 et suiv.

17 Id., p. 43.

18 Id., p. 44.

19 Id., p. 27 et suiv.

20 Id., p. 47.

21 Id., p. 47 et suiv.

22 Id., p. 48.

23 Id., p. 46.

24 Id., p. 58 et suiv.

25 Voir p. 67 : « Dès l’antiquité les faussaires ont compris qu’il leur fallait expliquer leurs sensationnelles trouvailles. Ils ne s’y prenaient pas autrement que Chatterton et Ireland après eux : ils inventaient une histoire mystérieuse mais propre à impressionner le lecteur. »

26 Cf. l’ouvrage précédemment cité pour le détail de son argumentation.

27 Thierry Lenain, op. cit., p. 312.

28 Voir U. Eco sur la définition de l’authentique comme ce qui est « signe de ses propres origines ».

29 Id., p. 332 et suiv.

30 Id., p. 317.

31 Voir Laurent Pfister, art. cit., p. 21.

32 Voir Thierry Lenain, op. cit., p. 282 et suiv.

33 Dario Fo et Piero Sciotto, Ciulla,Il grande malfattoreMilan, Guanda, 2014, p. 149.

34 Maria Attanasio, Il falsario di Caltagirone, Palerme, Sellerio, 2007.

35 Peter Ackroyd, Chatterton, Londres, Sphere Books, 1988, p. 1.

36 Umberto Eco, Il Cimitero di Praga, Milan, Bompiani, p. 7.

37 Id., p. 23.

38 Voir p. 11-23.

39 Antoine Bello, Les Falsificateurs, Paris, Gallimard, 2007 / Folio, 2008.

40 Giuliana Adamo, « La deliberata infedeltà della scrittura. Riflessioni sulla narrativa storica di Maria Attanasio », Strumenti critici, vol. 3, settembre 2009, p. 482.

41 Dario Fo et Piero Sciotto, op. cit., p. 18.

42 Maria Attanasio, op. cit., p. 192.

43 Peter Ackroyd, op. cit., p. 234.

44 Maria Attanasio, op. cit., p. 184.

45 Dario Fo et Piero Sciotto, op. cit., p. 161.

46 Antoine Bello, Les Éclaireursop. cit., p. 488.

47 Peter Ackroyd, op. cit., p. 92.

48 Dario Fo et Piero Sciotto, op. cit., p. 145.

49 Voir p. 148.

50 Anthony Grafton, op. cit., p. 137.

51 Antoine Bello, Les Producteurs, Paris, Gallimard, 2015, p. 227.

52 Trésor de la Langue Française, entrée « Subversion », en ligne : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1738033845; [consulté le 13/11/16].